Lettre
ouverte de plusieurs organisations, dont la LDH[1]
Madame la
ministre, garde des Sceaux,
Monsieur le
secrétaire d’État en charge de la protection de l’enfance,
Nos
organisations tiennent à vous alerter sur la situation des enfants en cette
période de confinement. Alors qu’ils sont particulièrement vulnérables et
qu’une attention particulière devrait leur être accordée, ils sont en
réalité les grands oubliés. Au risque de leur faire encourir de graves
dangers. En cette période de crise, nous constatons que les rôles et places
de chacun des acteurs, tant en protection de l’enfance qu’en matière pénale
sont brouillés, tant et si bien que ces missions pourtant essentielles
ne sont plus assurées au mieux des intérêts des enfants et des adolescents. Les
ordonnances prises dans le domaine de la justice, en matière civile comme
pénale, ne nous semblent pas de nature à résoudre les difficultés, mais au
contraire à les aggraver.
S’agissant
de la protection de l’enfance vous avez, Monsieur le secrétaire d’État, adressé
une lettre le 21 mars dernier aux présidents des conseils départementaux dans
laquelle vous avez listé les activités vous semblant devoir être intégrées dans
les plans de continuation d’activité des départements : cellule de recueil
des informations préoccupantes, interventions de protection de l’enfance à
domicile, permanence éducative téléphonique à destination des assistants
familiaux, prise en charge au-delà des 18 ans pour éviter toute remise à la rue
de jeunes majeurs non autonomes et adaptation des missions de la PMI.
Vous y avez
également mentionné la priorité qui devait être donnée à la mise
à l’abri des mineurs isolés étrangers, quand bien même les conditions
d’évaluation de leur minorité seraient perturbées, la mise à l’abri devant dès
lors être systématique. Toutes ces préconisations, que nous rejoignons, avaient
pour but, selon vos propres termes, de rappeler que « les enfants en danger
et les enfants protégés doivent faire l’objet d’une vigilance encore plus forte
afin que l’urgence sanitaire à laquelle nous sommes confrontés ne conduise pas
à aggraver leur situation ».
Et
pourtant…
Nous
constatons que les situations sont très disparates selon les départements et
dans nombre d’entre eux ces priorités ne sont pas assurées.
Les
services de prévention et de protection de l’enfance, que ce
soit dans le cadre administratif ou judiciaire, fonctionnent essentiellement
par téléphone. Alors même que ce seul contact par téléphone apparaît
insuffisant, il est en outre mis à mal la plupart du temps, par l’absence de
matériel professionnel mis à disposition des équipes.
La crise
sanitaire conduisant également de nombreux foyers à solliciter des mainlevées de
mesures, voire les contraignant à fermer, certains enfants reviennent à
domicile dans des conditions mal préparées et sans aucun accompagnement
éducatif effectif, ou bien sont brutalement réorientés vers d’autres
structures.
L’accès aux
soins est mis à mal et les services de la protection maternelle infantile ne
paraissent pas partout en état de fonctionner.
En cette
période où l’école ne peut que difficilement jouer son rôle habituel de
détection des situations de danger, nous nous inquiétons particulièrement des
capacités collectives, à les détecter et donc à apporter une protection
effective aux enfants concernés.
Enfin, la
situation des mineurs isolés étrangers demeure la plus préoccupante, ces
derniers ne sachant vers qui se tourner pour être mis à l’abri, beaucoup sont à
la rue. Une décision de la CEDH a d’ailleurs été nécessaire pour enjoindre un
département à prendre un mineur en charge.
Si nous
avons pu espérer que l’ordonnance n° 2020-304 du 25 mars 2020 portant
adaptation des règles applicables aux juridictions de l’ordre judiciaire
statuant en matière non pénale apporterait quelques garde-fous en matière
d’assistance éducative, il n’en est rien.
L’ordonnance
donne la possibilité aux juges des enfants de prononcer des non-lieux à
assistance éducative sans audience et sans recueil des observations des
parties. Ainsi, des mineurs isolés étrangers risquent fortement de se voir
refuser le bénéfice de mesures d’assistance éducative sans avoir eu
l’occasion d’être défendus et de faire valoir leurs observations.
Par
ailleurs, nous ne pouvons que déplorer que cette ordonnance oublie l’enfant
comme sujet de droit.
Il n’est à
nul endroit prévu le recueil de ses observations ou son audition alors-même
que l’enfant discernant est partie à la procédure et que son droit à être
entendu est un principe consacré par la Convention internationale des droits de
l’enfant.
Pourtant, les
décisions qui pourront être prises par les juges des enfants, sans
contradictoire réel, et pour de trop longues durées, seront lourdes de
conséquences : prolongation des mesures d’assistance éducative de plein
droit jusqu’à un mois après la fin de l’état d’urgence sanitaire, (sans que
l’on sache s’il sera levé le 24 mai prochain); renouvellements de mesures
pouvant aller jusqu’à neuf mois pour les placements, un an pour les mesures de
milieu ouvert, sur le fondement d’un rapport éducatif, dont il n’est en nul
endroit prévu les modalités effectives de communication aux parties, ou d’accès
au dossier.
Par
ailleurs, le recueil de l’avis écrit d’un seul parent, sans prise en compte
de l’avis de l’enfant dans les mêmes conditions, vient à l’encontre de l’exercice
de l’autorité parentale conjointe, qui pourtant est et doit rester la
règle, à l’exception de situations particulièrement graves (telles les
violences avérées d’un parent).
L’état
d’urgence sanitaire ne justifie pas une telle disproportion dans l’atteinte aux
droits des parties.
Concernant
la prise en charge de la délinquance des enfants et des adolescents,
nous faisons malheureusement des constats tout aussi pessimistes.
En effet, la
grande majorité des professionnels de la protection judiciaire de la jeunesse
n’ont pas les moyens matériels et techniques permettant un accompagnement à
distance, dans le respect des mesures sanitaires, et le maintien d’un lien
effectif et suivi avec les enfants et les adolescents, pour lesquels
l’entretien uniquement téléphonique s’avère parfois totalement inadapté.
En
détention, la situation apparaît dramatique et force est de constater l’insuffisance
des moyens de protection pour éviter une propagation du virus – les gestes
« barrière » étant très difficiles à respecter, une promiscuité en promenade,
des activités quasi à l’arrêt et une privation complète des contacts avec les
familles, ce qui rend l’enfermement d’autant plus insupportable.
Si des
structures de type foyers ou centres fermés ont vu leurs effectifs diminuer
pour des solutions alternatives, pour autant, les lieux d’incarcération des
mineurs sont encore trop pleins, comme en témoignent les chiffres de la
région Île de France, où les établissements accueillant des mineurs étaient à
saturation jusqu’il y a quelques jours et ne se vident que très lentement.
Les mineurs
isolés étrangers sont particulièrement touchés par cette situation carcérale
lourde, subissant parfois des transferts d’établissement intempestifs et
obtenant peu de mises en liberté, faute de solutions alternatives adaptées en
cette période de crise sanitaire.
L’ordonnance
du n° 2020-303 du 25 mars 2020 portant adaptation
de règles de procédure pénale accroît ces difficultés, en permettant
notamment une prolongation de droit de la détention provisoire pour les plus de
16 ans encourant plus de sept ans d’emprisonnement.
Nous déplorons
que cette ordonnance n’ait pas davantage fait primer l’éducatif, ni garanti
la spécificité et la moindre sévérité pour les enfants par rapport aux majeurs.
Il est à notre sens très préoccupant et peu compréhensible que pour plusieurs
dispositions (prolongation de garde à vue qui peut intervenir sans présentation
devant le magistrat compétent, prorogation automatique de la détention
provisoire), certains mineurs puissent se voir appliquer les mêmes règles que
les majeurs, règles pourtant particulièrement dérogatoires aux droits de la
défense et aux libertés. Il est à noter d’ailleurs que toutes les mesures
plutôt favorables portant sur les remises de peine concernent en réalité peu de
mineurs, qui restent à 80% placés sous le régime de la détention
provisoire.
Par
ailleurs, les seules règles spécifiquement prévues pour les mineurs, à
savoir la prolongation automatique des mesures de placement (pour 4 mois), et
des mesures éducatives (pour 7 mois) sans débat, ne garantissent pas le
respect des droits particulièrement en ce que les placements en centre
éducatif fermé n’ont pas été explicitement exclus et que ces durées sont
excessives. Nous nous interrogeons ici aussi sur la notion de rapport éducatif
au regard de l’absence de matériel professionnel d’une grande partie des
personnels de la PJJ susmentionnée.
Au regard
de l’ensemble de ces éléments, Madame la ministre, Monsieur le secrétaire
d’État, nos organisations espèrent que de nouvelles mesures, que ce soit sur un
plan matériel ou juridique, pourront être rapidement prises pour garantir la
protection des enfants et des adolescents durant cette crise sanitaire.
Nous
appelons également à en tirer d’ores et déjà des enseignements pour l’avenir, cette
crise étant venue confirmer et mettre au jour, le délabrement général des
services de prévention, de protection de l’enfance et de la protection
judiciaire de la jeunesse sur lequel nous vous avions plusieurs fois alertés.
Si les
places en foyer n’étaient pas aussi difficiles à trouver et suffisamment
diversifiées en temps normal, si les moyens humains, matériels et techniques de
tous les acteurs étaient suffisants, peut-être aurions-nous pu éviter une telle
imprévisibilité.
Aussi, nous
espérons que cela sera le chantier prioritaire de l’après-état d’urgence
sanitaire, plutôt qu’une réforme non consensuelle du droit pénal des
mineurs, notamment en redéployant les moyens substantiels actuellement dévolus
aux lieux privatifs de liberté vers les services de prévention, de la protection
de l’enfance, de la protection judiciaire de la jeunesse et les tribunaux pour
enfants.
En vous
remerciant de l’attention portée à ce courrier, nous vous assurons, Madame la
ministre, Monsieur le secrétaire d’État, de notre plus haute considération.
Signataires :
Avocats conseil
d’entreprise (ACE), Barreau de Paris, Confédération générale du travail (CGT),
Conférence des bâtonniers, Conseil national des barreaux (CNB), Convention
nationale des associations de protection de l’Enfant (CNAPE), Fédération des
conseils de parents d’élèves Paris (FCPE75), Fédération nationale des unions de
jeunes avocats (FNUJA), Fédération SUud santé sociaux, Fédération syndicale
unitaire (FSU), Ligue des droits de l’Homme (LDH), Observatoire international
des prisons Section Française (OIP-SF), Syndicat des avocats de France (Saf),
Syndicat de la magistrature (SM), Syndicat national de l’ensemble des
personnels de l’administration pénitentiaire (SNEPAP-FSU), Syndicat national
des personnels de l’éducation et du social – PJJ (SNPES-PJJ/FSU), Syndicat
national unitaire des assistants sociaux de la fonction publique (SNUASFP-FSU),
la FSU territoriale(SNUTER-FSU), Solidaires Justice, Union syndicale
Solidaires.
NB : L'illustration ne figure pas sur le document diffusé par la LDH