Triage médical et ses fantômes : a-t-on
décidé de sacrifier les vieux ?[1]
10. 04.2020 - Chloé Leprince

Les soignants
font-ils le tri parmi les patients à sauver du Covid-19 comme on criait
"Les femmes et les enfants d'abord ! " en plein naufrage ? Comme pour
les canots de sauvetage, l'histoire du triage des malades est d'abord celle d'une
réponse organisée à la pénurie.
Le Conseil
d’Etat examine ce vendredi 10 avril la requête d’une association,
Coronavictimes, qui réclame des critères plus transparents pour
l’hospitalisation des malades du Covid-19 et craint une inégalité d’accès aux
soins hospitaliers. La démarche (techniquement, un référé qui implique une
décision en urgence), vise plus précisément les résidents des Ehpad et,
au-delà, les malades les plus âgés, dont on a découvert depuis le début de
l’épidémie que, faute de lits, ils étaient bien souvent maintenus à domicile,
ou dans leur structure, plutôt que d’être hospitalisés. C’est-à-dire, privés de
soin.
La question
d’une sélection parmi ceux qui pourront survivre à l’épidémie et
ceux dont on sait qu’ils ne s’en sortiront pas faute d’accès aux soins est
lancinante depuis le début de la pandémie
de Covid. Elle a quelque de chose de sidérant, et aussi de spectaculaire. Créée récemment pour faire cette démarche auprès du Conseil d’Etat et, au fond, contraindre les pouvoirs publics à édicter des critères explicites et transparents de prise en charge, cette association est née de plusieurs membres qui militaient jusque-là dans le champ de la sécurité sanitaire, et se mobilisaient notamment sur l’amiante. En réalité, le tri des malades en fonction de leur espérance de vie et de leur chance de survie est une histoire ancienne, qui a peu à voir avec le coronavirus et beaucoup plus à voir avec l’histoire de la santé.
de Covid. Elle a quelque de chose de sidérant, et aussi de spectaculaire. Créée récemment pour faire cette démarche auprès du Conseil d’Etat et, au fond, contraindre les pouvoirs publics à édicter des critères explicites et transparents de prise en charge, cette association est née de plusieurs membres qui militaient jusque-là dans le champ de la sécurité sanitaire, et se mobilisaient notamment sur l’amiante. En réalité, le tri des malades en fonction de leur espérance de vie et de leur chance de survie est une histoire ancienne, qui a peu à voir avec le coronavirus et beaucoup plus à voir avec l’histoire de la santé.
À lire
aussi : Hôpitaux
saturés, patients sacrifiés : relire l'histoire des politiques de santé pour
comprendre
En fait, on
ne dit pas “tri”, comme le font souvent les médias, mais plutôt “triage”.
C’est le mot français qui utilisé à l’international : en anglais
par exemple, on dit même “to triage” pour parler de cet acte médical
à la fois indispensable et insupportable. Car la France est un berceau
central de cette pratique ancienne, théorisée depuis le début du XIXe siècle,
et qui est aujourd’hui une pierre angulaire de l’épistémologie médicale. En
cherchant à remonter le fil de sa consolidation, et, au fond, de sa banalisation,
on croise de nombreuses occurrences guerrières. Ainsi, que ce soit du point de
vue des armées ou du point de vue des organisations humanitaires, c’est
d’abord sur des terrains de conflits qu’on se déporte pour remonter aux sources
du triage. Il est présent dans les traités militaires à partir de 1880 mais
la pratique est bien antérieure.
Compter ses troupes
Par
exemple, c’est à un certain Larrey, au temps des guerres napoléoniennes début
XIXe, qu’on doit largement l’intuition que les effectifs impériaux y perdront
moins si l’on décide, précocement, et de sang-froid, de qui on soigne et dans
quel ordre. C’est-à-dire, qui on abandonne sur le champ de bataille mais aussi,
plus finement, de qui doit être pris en charge en premier selon son espérance de
vie. Un tri s’installe, qui distingue entre les blessés les plus aigus, ceux
qui peuvent attendre qu’on ait pansé les plus graves, et ceux qui ne sont pas
même transportables. Dominique-Jean Larrrey, ce médecin des armées de Napoléon,
théorisera ces critères de tri, dans un Mémoire dont on trouve une
archive numérisée par ici, et qui remonte à 1812. Il y explique
notamment que tout l’enjeu n’est pas de sélectionner les blessés soignables
selon leur statut social ou les liens d’affinités, mais selon leur gravité.
Larrey écrit par exemple : « Il faut toujours commencer par le plus
dangereusement blessé, sans avoir égard au rang et aux distinctions. Les moins
maltraités peuvent attendre que leurs frères d’armes, horriblement mutilés,
aient été pansés et opérés ; autrement ceux-ci ou n’existent déjà plus
quelques heures après, ou ne vivent que jusqu’au lendemain, ce qui est encore
assez rare. »
Cette dimension
égalitariste fait office de solivage moral au principe de triage tel que
les soignants le connaissent, le reconnaissent, et l’assument aujourd’hui.
Avec cette précision dans le texte de Larrey, qui parle depuis une société
impériale massivement inégalitaire, on voit que l’idée d'impartialité est
présente depuis le début, lorsqu’on s’est mis à utiliser ce mot issu de
l’agriculture pour classer les humains selon leur chance de s’en sortir.
Si vous
connaissez des salariés de l’humanitaire qui se déplacent sur des terrains
décimés par des guerres ou des pandémies, vous aurez peut-être entendu, vous
aussi, combien la pratique du triage peut parfois les avoir abîmés,
bouleversés, voire traumatisés selon le nombre de corps qu'ils auront eu à
écrémer. Mais vous aurez sans doute entendu alors, chez les mêmes ou chez
d’autres, combien cette idée d’égalité devant le risque de mort est mise en
avant : c’est une valeur centrale, qui rend le triage plus facile à
pratiquer pour eux qui trient, et plus acceptable pour tout le monde. Et
parfois souhaitable en situation de pénurie.
Est-ce que, pour
autant, le triage est réellement aveugle à tout un tas de catégories
sociologiques à commencer par la classe, l’ethnie ou la race, voire
l’appartenance politique ? Cette question interroge en réalité une tension
profonde. Dans « La Raison humanitaire », le médecin
antropologue Didier Fassin soulignait, en 2010, combien les travailleurs
de l’humanitaire étaient de plain-pied engagés dans ce qu’il nomme des “politiques
de la vie”. Parce que, justement, ils se prennent ordinairement,
et pratiquement toujours dans le feu de l’action, un mur : celui de
l’impossibilité de sauver toutes les vies. Et les mêmes se trouvent donc dans
l’obligation de hiérarchiser, de prioriser, de cibler. Or comme le souligne Marion Péchayre, aujourd’hui
anthropologue mais hier coordinatrice de programmes de terrain pour l’ONG
Solidarités International, “l’impartialité est peut-être le seul
principe dans lequel tous les humanitaires se reconnaissent ; c’est aussi
le moins débattu des grands principes humanitaires hérités du mouvement
Croix-Rouge, contrairement aux principes de neutralité et d’indépendance”.
Le triage
peut-il fondamentalement être impartial ? Marion Péchayre a suivi, sur le
terrain, une équipe de Médecins sans frontières - Belgique dans le nord-ouest
du Pakistan, en 2011, dans le cadre d’une enquête ethnographique. Là,
pas très loin de la frontière avec l’Afghanistan, elle observe qu’un triage
a bien lieu, directement lié avec la rareté des ressources médicales :
l’équipe de MSF ne pourra pas soigner tout le monde. L’enquête de Marion
Péchayre est éclairante pour comprendre qui au fond, décide des
priorités de triage, et sur quels critères, sachant qu’a priori, le triage
géographique selon l’origine des blessés est puissamment contraire aux valeurs
des humanitaires œuvrant sur place.
En
filigrane, on découvre notamment l’importance des salariés recrutés localement.
Et la chercheuse d’expliquer qu’on comprend qu’au fond, le triage est
communément admis mais que l’impartialité sert plutôt à l’équipe de
MSF-Belgique à sécuriser sa part d’autonomie dans les critères de triage, par
exemple en ciblant d’abord les Pachtounes dans cette région-là. Comme s’il y
avait de “bons patients”, comme ici les blessés de guerre, et d’autres,
moins légitimes ? L’idée est aujourd’hui mobilisée par plusieurs
chercheurs qui tentent d’objectiver les critères de choix dans l’accès au soin,
jusque dans les cabinets de médecine générale, en ville - par exemple pour des
toxicomanes, que l’objet de l’addiction rendra plus ou moins (in)désirable pour
le soignant, comme l’explique par exemple la sociologue Lise Dassieu.
Avant de
conclure à une discrimination explicite et délibérée, on peut plutôt se représenter
le triage comme un balancier, ou un ressort en tension. D’un côté, une
logique égalitariste, d’ordre moral, et, de l’autre, une série de décisions
pragmatiques. Avec, au centre, un processus d’arbitrage. C’est cet
arbitrage-là que vient questionner la requête devant le Conseil d’Etat
qui, dans le fond, pose une question : est-il acceptable de considérer que
certaines catégories de patients seraient d’emblée exclues d’une filière de
soins ? Sur ce ressort en tension, l’horizon égalitaire sert notamment à
rendre la sélection tolérable, et même honorable car valable moralement.
Rendre acceptable l'impensable
Ces
considérations morales n’engagent pas seulement les soignants qui pratiquent le
triage : elles traversent toute la société. Sans la
dimension égalitariste, il y a quelque chose d'inouï, et aussi d’un peu
angoissant, à se représenter aussi froidement, le pouvoir de vie et de mort
du médecin. Car la mécanique du triage actionne une petite musique de
fond : l’idée que, peut-être, toutes les vies ne se vaudraient pas. En
tous cas, pour le grand public. En fait, sur le terrain, on ne dit pas des
patients qu’ils sont “condamnés à mort” ou même, “sans espoir”. Souvent,
on dira qu’ils sont “en attente” (et souvent, “expectant”
dans le jargon international humanitaire). On peut se représenter la chose
comme une sorte d’antichambre où les soins se borneraient à soulager parce que
les espoirs seraient trop minces pour engager davantage de moyens. Mais ceux
qui ont témoigné racontent qu’il s’agit aussi d’éloigner les malades dont le
pronostic est le plus funeste de la vue des autres, et en particulier de
ceux dont on vient de trancher qu’ils avaient une chance de s’en sortir.
Parmi ces
témoignages, les chercheurs Guillaume Lachenal, Céline Lefève et Vinh-Kim
Nguyen citent en particulier celui d’un médecin militaire qui servait en
Irak en 2003, et qui tiendra un journal, River Teeth : A journal of
Nonfiction Narrative. Ils mobiliseront à plusieurs reprises le témoignage
de ce médecin à l’occasion d’un colloque universitaire qu’ils organisaient à
Paris, en 2012, pour penser cette “routine d’exception” qu’est le
triage. Vous trouverez, en ligne et en libre accès, les actes de ce
colloque (publiés depuis dans la revue Les Cahiers du centre George Canguilhem), qui
permettent aujourd’hui de replonger aux racines de cette pratique tandis que l’épidémie
de Covid rend soudain plus visible que jamais une pratique un peu taboue pour
les profanes.
Les
chercheurs, qui sont historien des sciences (Lachenal), philosophe de la
médecine (Lefève) ou anthropologue et médecin (Nguyen) soulignent tous cette tension
qui traverse l’éthique du triage entre “morale utilitariste” (soigner
le plus grand nombre de patients, donc arbitrer pour ne pas perdre de temps à
soigner ceux qui ont moins de chance, pour le dire crûment) et “morale
égalitariste” (traiter tous ceux qui ont le même pourcentage de chance
de manière équitable, et aveugle à leur prestige social par exemple). Ainsi, c’est
parce qu’il y a pénurie qu’il y a triage. C’est vrai aujourd’hui pour
l’épidémie de Covid-19, et c’était vrai hier, pour tous les théâtres
d’opération et la plupart des champs de bataille où le triage s’est installé- y
compris la Grande guerre, grand tournant qui voit le triage se généraliser et
s’internationaliser, depuis la pratique française.
Car c’est
bien la faible capacité de soins au regard du nombre de patients à soigner qui
implique le triage. Parce qu’on tient la faiblesse des moyens pour acquise,
on a non seulement intégré le principe du triage. Mais on l’anticipe,
même : il est désormais un levier de politique publique. Ainsi, les
modélisations des catastrophes naturelles, qui donnent lieu à des
simulations, tablent sur la pratique du triage. Au point qu’on savait, à
ce point-là, que les Noirs, aux Etats-Unis, paieraient un tribut aussi
lourd à mesure que la pandémie de Covid gagnerait du terrain ? Selon les chiffres du Washington Post, ils
représentent 67 % des décès pour seulement 32 % de la population à Chicago,
dans l’Illinois, et 70 % des décès pour 32 % de la population en Louisiane. Les
facteurs de comorbidité, qui traduisent au fond une vulnérabilité directement
enracinée dans l’exposition aux risques et dans les conditions de vie, sont
essentiels pour comprendre ces écarts béants. Et il est établi que cette
vulnérabilité est directement majorée par des discriminations.
Katrina où le dilemme de l'eau qui monte à l'hôpital
Pour
l’instant, rien ne permet d’affirmer que ces populations-là ont été
spécifiquement victimes de discriminations dans l’accès aux traitements contre
le Covid. Mais aux Etats-Unis, l’histoire du triage a quelques fantômes
aussi sinistres que médiatiques. Par exemple, en 2005 et déjà en Louisiane,
le triage effectué tandis que le cyclone Katrina ravageait la région de la
Nouvelle-Orléans a fait scandale. Au point qu’une enquête avait été ouverte,
pour juger d’éventuels dysfonctionnements dans le pilotage de la crise qui fera
1836 morts. Et, notamment, répondre à une question lancinante : des médecins
avaient-ils abandonné, voire euthanasié des patients intransportables, tandis
que l’eau montait au point d’inonder leur hôpital de la Nouvelle-Orléans ?
L’affaire
s’achèvera sur un non-lieu devant les tribunaux. Mais dans la
foulée de Katrina, des standards seront édictés par les autorités fédérales,
qui impliquent un ordre de priorité. Parce qu’on admet qu’il faudra bien
trancher, on monitore et on élabore désormais des simulations de triage. Dans une communication au même colloque parisien de 2012, l’anthropologue
Frédéric Keck expliquait ainsi que, depuis une vingtaine d’années, “la
simulation est devenue une technique ordinaire de gestion des catastrophes
naturelles” : « À Lima, capitale du Pérou, d’anciens militaires
reconvertis en dirigeants d’ONG organisent la simulation d’un tremblement de
terre en faisant porter des blessés par des secouristes. Au Sri Lanka, des
victimes du tsunami reçoivent de l’argent pour revenir sur les lieux de la
catastrophe et se préparer à la prochaine vague. »
Le chercheur
expliquait aussi qu’on simule également le triage en situation de pandémie,
qui ne répond pas exactement aux mêmes priorités : depuis le SRAS en
2003 notamment, on cherche aussi à isoler des “superspreaders”
(en anglais dans le texte, ou autrement dit, des “super-contagieux”).
Les soignants sont parmi les superspreaders. Aujourd’hui que l’épidémie
de Covid n’a même pas atteint son pic, on lit avec une lumière particulière Frédéric Keck qui disait : « Alors que
la simulation numérique est de plus en plus utilisée pour apprendre à soigner
des patients, les simulations d’épidémies visent plutôt à mettre en scène
des dilemmes moraux de la santé publique. Ces exercices ont en effet un
double objectif, qui les distingue des autres catastrophes naturelles. D’une
part, il s’agit de répartir adéquatement des ressources rares en situation
d’urgence tout en évitant la panique des populations. D’autre part, il s’agit
de limiter les mouvements de patients potentiellement contagieux tout en
respectant leurs droits civiques. L’épidémie, à la différence d’autres
catastrophes naturelles, suppose un processus de contagion : ce n’est
pas l’émergence d’un pathogène qui est catastrophique, mais le fait qu’il peut
se transmettre de personne à personne en causant éventuellement une pandémie. »
"Les femmes et les enfants d'abord" : pourquoi si peu de
canots ?
Ces “dilemmes
moraux” sont centraux dans la question du triage. Soumettre
au Conseil d’Etat l’examen de critères d’aiguillage implique un droit de
regard de la société et de la justice, sur une pratique de l’urgence, et un
quotidien au feu. Car le soignant décide d’allouer des ressources, en
l’occurrence des soins, au coup par coup. Mais il ne décide pas de leur nombre.
Or le triage pose au fond des questions qui relèvent d’abord de l’économie
de la médecine. Si tout le travail de Guillaume Lachenal montre bien une “équation
fondamentale” derrière le triage, on parle d’abord d’un arbitrage lié à la
capacité d’accueil. Et on voit que, derrière les protocoles éthiques où il
s’agit d’empêcher le soignant de jouer les démiurges, c’est au fond toute
une bureaucratie qui s’est institutionnalisée pour accompagner la pratique du
triage. Et parfois, même, pour la devancer. Ainsi, l’histoire du triage est
inextricable de celle d’une administration du soin, et parfois des innovations
techniques. C’était le cas dans les années 60, lorsqu’aux Etats-Unis, les
tout premiers essais cliniques de dialyse rénale seront en fait pilotés par une
commission administrative qui décidera de la liste des dix premiers patients
dialysés. C'était aussi le cas avec l'institutionalisation du métier de réanimateur, qui
remonte aux années 50. Mais c’était déjà le cas, au XIXe, tandis que l’hôpital
finit par se médicaliser, et qu’Antoine Ermakoff, qui a soutenu une thèse (en ligne) sur
l'histoire des hôpitaux de Paris, raconte (dans le même recueil de contributions) que la
naissance de clinique et du bureau des admissions à Paris tiennent ensemble.
Lachenal,
Lefève et Nguyen ont écrit que le triage était “à la fois une
promesse et une épreuve ; un fondement de l’identité de la profession
médicale moderne et une intrusion menaçante de contraintes économiques et
politiques dans la décision médicale ; une pratique volontiers mise en
scène et dont l’expérience reste cependant indicible”. Comme on le dit
de celui qui crierait “Les femmes et les enfants d’abord !” en plein
désastre ? Il y a quelque chose de frappant à découvrir que l’histoire
du triage et celle des canots de sauvetage à bord des navires au temps des
grands naufrages du XIXe siècle partagent la même temporalité. Dans les
deux cas, il s’agit de gérer la pénurie.
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