Le coronavirus, Confucius et nous… (*)
23.03.2020 - Valérie Toranian
Dans Le Crépuscule de l’universel (Les
éditions du Cerf, 2020), la philosophe Chantal
Delsol interroge la remise
en question des principes occidentaux de la modernité par un front « holiste ».
À la fois asiatique, africain, d’Europe de l’Est, islamique ou russe orthodoxe,
ce front, quelles que soient ses différences, considère la société comme un
tout et la personne définie par des liens de groupe qui l’obligent. Le
contraire des principes de la modernité, ceux de l’individu et de son
émancipation. Ces principes, déplore la philosophe, malgré la richesse de leurs
promesses, sont devenus critiquables à force d’abus et de dévoiements.
Chantal Delsol écrit : « L’holisme signifie
que les entités sociales ont davantage de sens et de valeur que l’individu
». Et dans le cas de l’Asie, elle précise : « L’anthropologie
confucéenne repose davantage sur la responsabilité de l’individu que sur son
autonomie ». Là où les héritiers des Lumières disent : ma
liberté s’arrête là où commence celle de l’autre, l’héritage confucéen
dit : ma liberté s’arrête là où commence ma responsabilité. Cela ne signifie
pas que les adeptes de ces valeurs asiatiques n’accordent pas de valeur à la
liberté, mais ils la voient non pas comme une
« qualité substantielle » mais comme une « qualité en situation ».
« qualité substantielle » mais comme une « qualité en situation ».
C’est peut-être dans cette longue tradition que
réside une des explications de la rapidité avec laquelle les pays asiatiques
ont géré la crise du
coronavirus. Dans le cas de la
Chine, on peut certes pointer, après un moment de flottement, l’« efficacité »
d’un système dictatorial où la non-obéissance aux consignes du pouvoir n’est
pas une option. Mais la Corée du Sud est une démocratie libérale qui ressemble
fort à la nôtre. Elle a a priori remporté la lutte contre le Covid-19.
Sans confinement, sans renoncer à sa liberté mais en la « situant » au cœur
d’une mobilisation incarnée par un État dont la parole est respectée, au nom
même de l’intérêt du groupe mais aussi de chacun dans le groupe. En sauvant
le groupe, je me sauve moi-même.
D’une façon générale (il existe toujours des
contre-exemples), le citoyen coréen accepte que sa liberté soit sous haute
surveillance. Du moment que l’État utilise les données qu’il récolte dans
l’intérêt de tous, principe supérieur. Les big data permettent de tracer tous les
porteurs de virus, de remonter dans le temps leurs trajets, les personnes
qu’ils ont contactées. D’envoyer des sms
personnalisés aux citoyens susceptibles d’être contaminés, de les gérer, de géolocaliser
les immeubles « infectés », de les signaler à tous les porteurs de smartphones…
Big brother n’est pas un monstre, c’est un grand frère qui
veille sur tous.
La même méthode en France susciterait tout sauf
l’enthousiasme. D’ailleurs, officiellement, les données individuelles ne
peuvent être collectées et rendues publiques. Ou plutôt on laisse l’exclusivité
de ce contrôle de nos faits et gestes aux géants du numérique qui nous
bombardent de messages publicitaires en fonction de nos goûts et de notre
géolocalisation. Paradoxe de la société démocratique…
Dans le cas de la Corée, l’excès de modernité ou de
libéralisme n’a pas entraîné son impuissance face à la crise. Elle n’a pas
raisonné en fermant les frontières comme si le seul recours désormais
consistait en un repli souverain salvateur (elle a juste stoppé les voyageurs
en provenance de Chine). La Corée est l’incarnation de la modernité, elle en
est un des chefs de file grâce à ses performances en haute technologie, avec
des géants comme Samsung… Mais elle a juste été mieux préparée, plus rapide, et
a bénéficié de cet engagement immédiat de la population qui accepte sans
broncher les directives tout en exigeant, en échange, l’absolue transparence de
l’information et le sens de la responsabilité de ses dirigeants. Des masques, des tests
et une information cohérente. Le contraire du scénario français.
Soyons honnêtes, la Corée avait un tour d’avance.
Comme l’explique le professeur Kim Woo-joo, de la faculté de médecine de
l’université coréenne, le pays avait acquis
de l’expérience en traitant des urgences sanitaires antérieures, comme la
pandémie de grippe H1N1 de 2009, qui a provoqué environ 750 000 cas et 180 décès en Corée du Sud, et
l’épidémie de syndrome respiratoire du Moyen-Orient (SRAS) de 2015, qui a
infecté 186 personnes et entraîné au moins 39 décès dans le pays.
La Corée du Sud n’est pas en guerre contre un
ennemi invisible. Elle a un mode d’emploi avéré pour gérer l’épidémie. Elle
maîtrise le processus. Elle en sortira victorieuse, avec le moins de pertes
possible : tel est le message délivré. Entre début février et le 10 mars, plus
de 200 000 tests sont réalisés en Corée contre 15 000 en France. La France
compte un taux de létalité de 3,5 % et la Corée de 1 %. 111 morts en Corée
contre 860 en France et un dramatique 6077 en Italie. Et la crise n’est pas
finie.
Pour gérer une crise, tout n’est pas seulement
affaire de mentalité. Ainsi, si la pandémie avait eu lieu dix ans plus tôt,
nous nous en serions mieux sortis. L’incapacité proprement révoltante du
gouvernement à fournir des masques aux soignants est due à une décision de
sacrifier le bouclier
sanitaire, sur fond d’austérité budgétaire à partir de 2013. À quoi bon stocker des masques puisque la Chine
peut tout fabriquer en un temps record… ? En 2009, on avait ridiculisé Roselyne
Bachelot qui avait acheté 94 millions de vaccins en prévision d’une grippe
H1N1. Quelle mauvaise gestionnaire ! Aujourd’hui on la considère comme une
sainte. Le politique reprend ses droits. Car qu’est-ce qu’être politique sinon
anticiper et protéger ? D’autant que gérer ce stock de masques en continu
n’aurait pas coûté grand-chose…
Si le politique reprend ses droits, cela veut dire
que l’exécutif doit être capable de trancher. Que signifie la soumission du
politique aux avis des scientifiques alors que les approches sont parfois
radicalement opposées ? De toute évidence il fallait ajourner les élections municipales.
Si on a le sens des responsabilités, on se moque bien de savoir si l’opposition
instrumentalisera cette décision. La décision est bonne, cela suffit.
Notre société n’est pas confucéenne mais elle a de
belles qualités de fraternité, de solidarité. Elle a su souvent dans son
histoire gagner des batailles bien plus difficiles. Aujourd’hui elle s’appuie
sur des corps sociaux structurants, qui assurent la continuité de l’État, même
si l’État depuis des années les traite mal : les soignants, les enseignants,
les pompiers, la police…
Oui, il faut des masques pour tous. Y compris quand
nous sortirons du confinement, pour une période transitoire encore fragile.
Il y a treize ans le professeur Raoult publiait une
étude scientifique sur les effets positifs de la chloroquine sur le
coronavirus. D’autres études ensuite ont corroboré ce résultat. « Que le cercle
des décideurs ne soit même pas informé de l’état de la science, c’est
suffoquant », s’insurge le directeur
de l’institut hospitalo-universitaire Méditerranée Infection de Marseille. « Avec mon équipe, nous estimons avoir trouvé un
traitement. Sur le plan de l’éthique médicale, j’estime ne pas avoir le droit,
en tant que médecin, de ne pas utiliser le seul traitement qui ait jusqu’ici
fait ses preuves. »
Faute d’avoir su gérer les masques et les tests,
nos dirigeants pourraient, au moins, se rattraper sur la chloroquine ?
(*) https://www.revuedesdeuxmondes.fr/le-coronavirus-confucius-et-nous/
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