Jeudi 26
mars 2020 : Robert
Habel
Confiné dans sa
maison au bord de la mer, près de Toulon, le psychiatre français Boris
Cyrulnik, 82 ans, l’inventeur de la résilience, analyse l’épidémie qui frappe
le monde entier. Une crise effrayante qui pourrait toutefois, selon lui, amener
un nouveau souffle d’humanité et d’amour romantique. Interview par téléphone.
- Avec ce
coronavirus, l’humanité renoue avec les grandes peurs du passé. C’est le retour
de l’angoisse existentielle ?
- Boris Cyrulnik : Ce n’est pas une
angoisse, c’est une vraie peur. La peur a un objet : c’est un lion, c’est un
ennemi, c’est le volcan qui explose. L’angoisse, c’est une sensation : c’est la
sensation que la mort va arriver, mais qu’on ne sait pas d’où. Cette fois, on a
un ennemi invisible. Pour les scientifiques, le coronavirus est une peur
ciblée, en l’occurrence un virus comme il y en a eu beaucoup au Moyen Age,
comme le bacille du choléra ou de la peste noire. Mais pour les citoyens qui
visualisent mal ce qu’est un virus, c’est sans doute une peur plus diffuse,
voire une angoisse, car ils ne savent pas d’où la mort va venir.
- Ce virus, c’est
le retour de la peste ?
- Oui, c’est
exactement cela ! Quand la peste est arrivée à Marseille, en 1348, les gens ne
savaient pas pourquoi ils avaient le choléra et pourquoi ils mouraient. Ils ne
savaient pas que c’était un bacille qui les faisait mourir. Pour eux, c’était
quelque chose d’inconnu, ils voyaient la mort sans en connaître l’origine. Donc
ils fuyaient Marseille, ils montaient vers le nord et, parmi eux, certains
transportaient le choléra. Résultat : deux ans après, en 1350, un Européen sur
deux était mort.
- Partir le plus
vite et le plus loin possible, c’est un réflexe de survie ?
- C’est la réaction
de panique, la réponse instinctive à la peur de la mort. Mais les scientifiques
le disent aujourd’hui : surtout, ne vous déplacez pas.
- L’humanité se
redécouvre soudain terriblement vulnérable.
- La modernité nous
rend de plus en plus vulnérables. Elle améliore les conditions matérielles,
mais elle crée des problèmes qu’on ne contrôle pas. C’est vrai par exemple pour
les écrans, qui améliorent incroyablement notre communication, mais qui
détruisent nos relations affectives et notre psychisme. C’est vrai pour
l’espérance de vie, qui augmente grâce à nos progrès techniques, alors que les
maladies dégénératives, les cancers, les infarctus augmentent sans cesse. Le
coronavirus est un nouveau signe de notre vulnérabilité.
- Comment va-t-on
vivre le confinement ? Comme un emprisonnement ou comme des vacances bienvenues
?
- Au début, les
premiers jours, ça va être une pause, mais au bout de quelques jours, le
confinement, ça va être l’ennui. Et l’ennui, on va chercher à le rompre par
tous les moyens, par les écrans, par le téléphone, par des créations
inattendues. On commence déjà à voir des gens qui proposent des solidarités,
qui offrent de faire les courses pour des personnes âgées ou de sortir le
chien, on voit déjà se mettre en place des mécanismes d’entraide pour lutter à
la fois contre l’ennui et contre ce danger invisible qu’est le virus.
- La société évolue
vers davantage de solidarité ou de chacun pour soi ?
- Lors de chaque
crise, que ce soit une crise naturelle – incendie, inondation, épidémie – ou
une crise culturelle – effondrement économique, guerre –, on assiste à un
changement de culture. C’est ce qui va aussi se passer dans quelques semaines,
après beaucoup d’ennui, après beaucoup de morts, beaucoup de ruines, beaucoup
de souffrances. De nombreuses entreprises vont être ruinées, les librairies,
par exemple, ont déjà toutes fermé. Amazon vient de créer 100 000 emplois, surpayés.
Quand le virus sera fini, un grand nombre de ces librairies ruinées, avec des
milliers d’employés au chômage, ne vont pas pouvoir rouvrir. Ce sera la même
chose dans tous les domaines.
- Après l’épidémie,
la société sera abattue ou fortifiée par l’épreuve ?
- Cela dépendra du
résultat de l’épidémie. Si l’on s’est bien confinés, il n’y aura que – je ne
sais pas, je vais inventer un chiffre – 20 000 ou 100 000 morts, mais si l’on
s’est mal confinés, il y aura des millions de morts. Dans les deux cas, on va
être touchés par le malheur qui arrive aux autres et on inventera finalement
une nouvelle culture, plus humaine et plus respectueuse.
- Le confinement
est liberticide : avoir un permis pour sortir dans la rue, c’est monstrueux !
Je pense que la
contrainte est sécurisante, c’est l’inconnu qui est angoissant. On dit aux gens
: « Si vous sortez avec un permis, si vous restez chez vous, si vous vous lavez
les mains, si vous éternuez dans votre coude, etc., vous augmentez vos chances
de survie » On leur donne un code de survie. Les gens vont s’appliquer à le
respecter et ça va créer en eux l’espoir de survie. On voit que dans les
sociétés libres et faciles, comme les sociétés européennes, il y a beaucoup de
suicides, parce que les gens n’ont plus de code. L’interdit est une structure
affective sécurisante, l’interdit n’est pas l’empêchement. L’empêchement, c’est
la dictature, où l’on n’a le droit de rien faire.
- Le confinement
est quand même une prison.
Oui, mais on est
obligés de le faire. De toute façon, nos sociétés sont devenues anxieuses parce
qu’il n’y a plus assez de règles pour vivre ensemble et que l’individualisme
s’est développé de manière extrême. Donc on a vu réapparaître la violence sous
toutes ses formes, la violence des viols, la violence entre les bandes, la
violence gratuite. Quand je travaillais comme psychiatre praticien, j’avais
beaucoup de gamins très délinquants qui se bagarraient tout le temps, qui
volaient, qui ne respectaient rien et qui étaient très malheureux. A côté de La
Seyne-sur-Mer, où j’habite, près de Toulon, il y avait la Légion étrangère. Ces
jeunes étaient tellement malheureux que, très souvent, ils s’engageaient soit
dans l’armée, soit dans la police, soit dans la Légion étrangère. Dans la
Légion étrangère, il y a un code que je trouve d’une férocité incroyable. Eh
bien, ces gars-là étaient sécurisés par ce code féroce. Ils acceptaient ce
code, ils étaient heureux et quand ils prenaient leur retraite – à la Légion,
c’est vers 32 ou 33 ans –, ils se remettaient alors à déprimer et à se suicider.
- Le plus dur dans
le confinement, c’est l’absence de contacts humains ?
Bien sûr, mais on
avait déjà de moins en moins de contacts humains avant l’épidémie.
L’écran, qui
améliore la communication, altère les relations humaines. Quand on communique
par écran ou par SMS, comme le font les jeunes, la relation humaine se dégrade,
elle s’abîme. J’ai vu que 40% des adolescents ne répondent pas au téléphone
quand ils voient que ce sont leurs parents qui les appellent, mais ils disent
qu’ils aiment leurs parents. Ils les aiment, mais il n’y a plus de relations
avec eux. Je pense qu’après l’épidémie, il va y avoir une explosion de
relations, d’associations, de lieux de dialogue.
- Pour supporter le
confinement, les Italiens chantent sur leur balcon. C’est une bonne réponse ?
Pendant les
épidémies du Moyen Age, 1348, 1720, il y avait différentes réactions. Il y
avait ceux qui, en mourant, remerciaient Dieu. Après le tremblement de terre à
Haïti, en 2010, j’ai encore vu des processions, des gens habillés en blanc avec
des flambeaux, qui chantaient : « Merci mon Dieu de nous avoir envoyé le
tremblement de terre pour nous faire comprendre qu’on ne te vénérait pas assez.
Grâce à cette tragédie, on va t’aimer encore davantage » Deux cent cinquante
mille morts en une minute, merci mon Dieu ! Et il y a aussi d’autres types de
réactions que l’on a observées dans l’histoire, comme ces gens qui, pendant les
épidémies de peste en Provence, faisaient des bacchanales, se saoulaient,
avaient des relations sexuelles sans frein, dansaient avant de mourir. On a eu
la même chose au moment de la Terreur, pendant la Révolution française, où il y
avait tellement de gens qui attendaient la mort qu’on avait des relations
sexuelles n’importe où et avec n’importe qui.
- Comme on ne peut
plus sortir de chez soi, ça va créer plutôt une misère sexuelle.
Pour l’instant,
oui, mais ça va créer aussi un besoin sexuel plus large et ça va réanimer une
forme de rêve sexuel. Le confinement va provoquer un rêve d’attachement et non
plus une sexualité débridée. La sexualité va redevenir romantique, alors que
depuis quelques années, c’était une sexualité de tromblon, une sexualité qui
avait perdu tout cet aspect de tendresse. On va redécouvrir l’attachement, le
prince charmant, la femme de ses rêves… Et quand tout va redémarrer, on va
redécouvrir les liens d’affection dans les couples et dans les familles.
- Pour un couple
contraint de vivre ensemble 24 heures sur 24, ça peut stimuler la sexualité ?
Pendant la Deuxième
Guerre mondiale, il y avait le couvre-feu, mais c’était uniquement pendant la
nuit, à partir de 18 heures. Les gens sortaient pendant la journée pour aller
chercher à manger, mais ils étaient obligés de rester enfermés le soir, il n’y
avait pas ou très peu de radios, pas de télévision. Les gens avaient
probablement une sexualité bourgeoise, ce n’était pas une sexualité d’aventure
mais de tendresse.
- Certaines études
prévoient un baby-boom dans neuf mois.
C’est
vraisemblable, c’est déjà arrivé dans des circonstances comparables. Quand il y
a eu des pannes d’électricité géantes aux Etats-Unis pendant plusieurs jours,
neuf mois après, il y a eu un pic de naissances.
- Sur le plan
familial, le confinement va apaiser ou aggraver les tensions ?
Ça va développer
l’attachement. C’est toujours le même principe : quand l’environnement est
dangereux, la famille redevient le havre de la protection.
- Comment tenir
cloîtré à la maison ?
Chaque personne
trouvera son truc. La guitare, les jeux de société, la lecture, la musique,
l’écriture… Chacun va trouver son mécanisme de défense et y prendre un certain
plaisir, parce que l’ennui est un très bon stimulant de la créativité.
- Est-ce qu’il y a
un plaisir civique à savoir qu’on partage les mêmes difficultés que les autres ?
Oui, ça fait partie
des liens de solidarité. Au début des guerres, les gens sont très solidarisés
par le fait d’avoir un ennemi commun. Au début de la guerre de 1914, comme de
la guerre de 1939, les Français se solidarisaient dans la haine des Boches. Ça
n’a pas duré longtemps, mais au début ça a solidarisé l’amour des Français. Il
y avait des chansons : « On les aura, on les aura » Mais quand la guerre a
éclaté, c’est le réel qui s’est imposé et là, c’était la catastrophe.
- Dans son
discours, la semaine dernière, Emmanuel Macron a dit six fois : « Nous sommes
en guerre ». Ce genre de discours martial fait du bien ?
Ah oui, parce que
ça incite les gens à s’unir. Macron a tout à fait raison, on est en guerre
contre le virus. Et pour gagner la guerre, il y a donc ces consignes de
confinement qui marchent, puisque les Chinois les ont utilisées et qu’après
deux mois, la courbe des malades commence à redescendre chez eux.
- En Angleterre, il
n’y a pas de confinement, les pubs, les restos, les théâtres sont ouverts.
On saura dans
quelques mois quelle était la bonne approche. S’il y a moins de morts en
Angleterre qu’en Europe, ce sera la preuve qu’on aura eu tort de faire le
confinement. Mais s’il y a plus de morts en Angleterre que dans le reste du
monde, eh bien, c’est que Boris Johnson aura été un criminel.
- Il va se
retrouver au Tribunal de La Haye ?
J’espère, c’est ce
qui l’attend.
- Vous-même,
comment vivez-vous le confinement ?
Le confinement va
me libérer des innombrables voyages que j’avais prévus, des innombrables
conférences que je devais donner et, du coup, je vais avoir davantage de temps
pour la lecture et pour l’écriture. Et comme j’ai un jardin, eh bien, je vais
jardiner encore plus.
- Donc vous vous
accommodez du virus ?
Je suis quand même
inquiet pour les gens que j’aime et pour moi aussi, car je suis, avec ma femme,
dans la tranche d’âge des gens vulnérables. On va respecter le confinement, on
y a intérêt ! Je m’inquiète aussi pour mes enfants et mes petits-enfants.
- Vous n’avez pas
fait un test pour savoir si vous aviez été en contact avec le virus ?
Non, ça ne sert
plus à rien. Maintenant, soit on a un syndrome grippal qui passe tout seul,
soit on a un problème qui va nous obliger à aller dans un service de
réanimation. Et je fais partie de la tranche d’âge qui risque de ne pas
ressortir vivante de ce service de réanimation.
- Vous n’êtes pas
particulièrement angoissé par la mort.
Je vais avoir 83
ans, donc la mort, pour moi, devient proche. Je ne peux qu’y consentir et vivre
le mieux possible. Tant que je suis vivant, je ne suis pas mort ! Je ne peux
qu’essayer de vivre pleinement en attendant.
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