"Se laver les mains, c'est très bien, mais cela ne tient pas lieu de sagesse"[1]
21 mars
2020 - Anna
Cabana
Le philosophe André
Comte-Sponville analyse la situation de confinement et nos réactions face à
l'épidémie de coronavirus.
On a envie que le philosophe que
vous êtes nous recommande de tirer profit de ce temps cauchemardesque pour
penser.
"Cauchemardesque", c'est
un peu exagéré. Nous sommes confinés chez nous, mais la vie continue. Je suis
frappé par le décalage entre l'extrême gravité de ce qu'on redoute –
l'hypothèse la plus pessimiste évoque 500.000 morts dans notre pays – et la
gravité bien moindre de ce qu'on constate. On en est, à l'heure où nous
parlons, à 264 décès en France, 3.200 en Chine, où l'épidémie semble jugulée,
alors qu'il meurt 600.000 personnes par an dans notre pays, peut-être 10
millions dans l'empire du Milieu. Le taux de mortalité, dans ces deux pays,
n'est nullement bouleversé ! Bref, pas de panique ! Il y a plus grave, dans le
monde et dans la vie, qu'une épidémie de coronavirus. Faut-il rappeler que la
malnutrition tue 9 millions de personnes – dont 3 millions d'enfants – chaque
année ?
Attention de ne pas tomber dans ce
que j'appelle le pan-médicalisme, qui consiste à faire de la santé la valeur
suprême
La Chine a, semble-t-il, vaincu le
coronavirus assez rapidement. Les régimes autoritaires sont-ils plus efficaces
que les démocraties en matière de guerre sanitaire ?
Quand bien même cela serait,
j'aime mieux être atteint du coronavirus dans une démocratie qu'en être
préservé dans une dictature que je léguerais à mes enfants! On ne va pas regretter
de ne pas vivre en dictature ! Donnons plutôt à nos démocraties les moyens
d'être efficaces, par exemple en respectant scrupuleusement les règles de
confinement ! Au reste, ce n'est pas la santé qui fait la valeur d'une société.
Attention de ne pas tomber dans ce que j'appelle le pan-médicalisme, qui
consiste à faire de la santé la valeur suprême, donc à tout soumettre aux seuls
critères de la médecine ! La santé est un bien très précieux, mais la liberté,
l'amour et la justice sont des valeurs plus hautes. Pan, en grec, cela
signifiait "tout". Le pan-médicalisme, c'est tout confier à la
médecine : non plus seulement notre santé, mais la conduite de nos vies et de
nos sociétés. "J'ai décidé d'être heureux, parce que c'est bon pour la
santé", disait Voltaire. Cette boutade marque le début d'une révolution
idéologique considérable, que je trouve inquiétante. Le jour où le bonheur
n'est plus qu'un moyen pour atteindre ce but suprême qu'est devenu la santé, un
renversement s'est produit par rapport à au moins vingt-cinq siècles de
civilisation, pendant lesquels on considérait tout à l'inverse que la santé
n'était qu'un moyen – certes particulièrement précieux – pour atteindre ce but
suprême qu'est le bonheur. Autre exemple de ce pan-médicalisme, un dessin de
Sempé montrant une femme en train de prier : "Mon Dieu, mon Dieu, j'ai
tellement confiance en vous que, des fois, j'ai envie de vous appeler Docteur !"
Dieu est mort, vive la Sécu ! On a raison de remercier nos soignants, qui font
un travail formidable et courageux. Mais attention de ne pas demander à la
médecine de tenir lieu de politique, de morale ou de spiritualité. Les experts
sont là pour éclairer le peuple, pas pour gouverner. Pour soigner les maux de
notre société, je compte moins sur la médecine que sur la politique ! Pour
guider ma vie, moins sur mon médecin que sur moi-même !
Votre propos peut-il être audible
aujourd'hui ?
Pourquoi ne le serait-il pas? Face
au coronavirus, il faut faire preuve de prudence. Mais la prudence, au sens de
ce que les Grecs appelaient phronèsis, la sagesse pratique, ce n'est pas seulement
réduire le risque. C'est choisir, comme disait Épicure, "en comparant les
avantages et les désavantages". Toute mesure qui réduit le risque médical
ne doit pas forcément être prise. Par exemple suspendre tous les transports en
commun, cela ferait sans doute baisser la contagion ; mais serait-ce
socialement et économiquement supportable ? Je regrette qu'il n'y ait pas
d'économistes dans le comité scientifique. Les gens disent : "On n'a pas
le droit de parler d'économie lorsque la santé est en jeu." C'est une
erreur. La médecine a besoin de s'appuyer sur une économie performante. Quand
Emmanuel Macron dit : "L'État paiera", il ne faut pas se tromper :
l'État, c'est nous. Il va falloir augmenter les impôts ou la dette publique, ou
bien diminuer d'autres dépenses. Lesquelles ? L'Éducation nationale ? La police
? L'armée ? L'écologie ? En l'occurrence, mes inquiétudes écologiques et
géopolitiques sont plus grandes que mes inquiétudes sanitaires. Et je me fais
plus de soucis pour l'éducation de notre jeunesse (et pour la dette que nous
allons lui laisser) que pour ma santé de sexagénaire. J'ai le sentiment que les
gens redécouvrent qu'ils sont mortels. Tant mieux ! Si on pensait plus souvent
à la mort, on profiterait davantage de la vie et on affronterait plus
sereinement les épidémies.
Voulez-vous dire que vous êtes
optimiste parce que vous avez le sens du tragique ?
Absolument ! J'ai deux nouvelles à
vous annoncer, une bonne et une mauvaise. La mauvaise, c'est que nous allons
tous mourir. La bonne, c'est que l'énorme majorité d'entre nous mourra d'autre
chose que du coronavirus ! Ce qui est tragique, ce n'est pas le Covid-19, c'est
la mort, c'est la finitude. Montaigne, qui a connu des épidémies de peste bien
plus graves que le coronavirus, écrit dans ses Essais : "Le but
de notre carrière, c'est la mort, c'est l'objet nécessaire de notre visée ; si
elle nous effraie, comment est-il possible d'aller un pas en avant sans fièvre ?
Le remède du vulgaire, c'est de n'y penser pas. Ils vont, ils viennent, ils
trottent, ils dansent : de mort, nulles nouvelles. Tout cela est beau. Mais
aussi, quand elle arrive ou à eux ou à leur femme, enfants et amis, les
surprenant soudain et à découvert, quels tourments, quels cris, quelle rage et
quel désespoir les accable ! Vîtes-vous jamais rien si rabaissé, si changé, si
confus ?" Nous en sommes là ! Il y a aussi cette phrase merveilleuse de
Gide dans Les Nourritures terrestres : "Une pas assez constante pensée de
la mort n'a donné pas assez de prix au plus petit instant de ta vie." Je
suis serein parce que je sais que je vais mourir de toute façon. Et, pour ce
qui me concerne, je préfère mourir du coronavirus que d'Alzheimer.
Si l'on vous suit, il ne faudrait
pas avoir peur du coronavirus… Vive la philosophie !
La philosophie m'aide un peu,
c'est vrai. Mais surtout, ce qui me rassure, c'est de savoir que je suis plus
exposé aux complications du Covid-19 que mes trois fils. Un virus qui épargne à
peu près les enfants et qui frappe les vieillards plus que les jeunes adultes,
c'est mieux que l'inverse ! Puis la mort fait partie de la vie. Montaigne,
encore lui, a dit l'essentiel en une phrase : "Tu ne meurs pas de ce que
tu es malade ; tu meurs de ce que tu es vivant."
Vous êtes définitivement stoïcien !
Non, mais je pense comme eux qu'il
faut faire ce qui dépend de nous, plutôt que se lamenter sur ce qui n'en dépend
pas. Appliqué au temps d'aujourd'hui, cela veut dire qu'il faut accepter
sereinement que le coronavirus soit là (cela ne dépend pas de nous) et
appliquer scrupuleusement le confinement.
"Tout le malheur des hommes
vient d'une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une
chambre", comme l'a écrit Pascal dans les Pensées !
Pourquoi est-ce si difficile ?
Parce que "tout le malheur
des hommes vient d'une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos
dans une chambre", comme l'a écrit Pascal dans les Pensées !
Il y voyait une condamnation de la condition humaine. J'y vois plutôt une
condamnation de l'oisiveté. À nous, même si c'est difficile, de trouver le
moyen d'un confinement actif ! Lire, méditer, étudier, travailler à distance,
si on le peut, cultiver son jardin, si on a la chance d'en avoir un, faire de
la gymnastique, s'occuper de ses enfants, communiquer à distance avec ses amis…
On ne va pas passer un mois affalé sur son canapé, à boire de la bière !
Montaigne encore : "Je veux qu'on agisse, et qu'on allonge les offices de
la vie tant qu'on peut, et que la mort me trouve plantant mes choux, mais
nonchalant d'elle, et encore plus de mon jardin imparfait." Voilà : je
souhaite à vos lecteurs un confinement nonchalant et actif !
Comment l'athée que vous êtes
reçoit-il l'invocation par Emmanuel Macron de la "force d'âme" ?
Cela ne me choque pas. Tous les
philosophes matérialistes ont toujours pensé, comme Épicure, que les plaisirs
de l'âme (spécialement la philosophie, l'art et l'amitié) étaient supérieurs
aux plaisirs du corps. Puis la force d'âme, c'est aussi un autre nom pour le
courage, et il est clair que nous en avons besoin. Emmanuel Macron a raison de
dire que le confinement peut être l'occasion de se concentrer sur l'essentiel.
On se bat collectivement contre cette saloperie qu'est le coronavirus, mais ce
n'est pas la fin du monde ! Quand Emmanuel Macron parle de "guerre
sanitaire", c'est légitime, pour appeler à la mobilisation, mais ça reste
une métaphore. La vraie guerre, c'est bien pire ! Nous sommes en paix, et c'est
une chance formidable. Un infectiologue m'a dit un jour : "Le combat
multimillénaire entre l'humanité et les microbes, ce sont les microbes qui vont
le gagner." Je ne sais s'il a raison, mais il n'est pas exclu, en tout
cas, que nous soyons un jour confrontés à une épidémie beaucoup plus grave que
celle-ci. Donnons-nous donc les moyens de vaincre le Covid-19, sans oublier
pour autant tout le reste. Se laver les mains, c'est très bien, mais cela ne tient
pas lieu de sagesse. Rester chez soi, c'est encore mieux, mais cela ne dispense
pas de prendre un peu de recul, de garder un peu de lucidité et, osons le mot,
d'humour.
Croyez-vous que
votre propos peut être audible aujourd’hui ?
André
Comte-Sponville : Pourquoi ne le serait-il pas ? Face au coronavirus, il
faut faire preuve de prudence. Mais la prudence, au sens de ce que les grecs
appelaient la phronèsis, la sagesse pratique, ce n’est pas seulement réduire le
risque. C’est choisir, comme disait Épicure, « en comparant les avantages et
les désavantages ». Toute mesure qui réduit le risque médical ne doit pas
forcément être prise. Par exemple suspendre tous les transports en commun, cela
ferait sans doute baisser la contagion ; mais serait-ce socialement et
économiquement supportable ? Je regrette qu’il n’y ait pas d’économistes dans
le comité scientifique. Les gens disent : « On n’a pas le droit de parler
d’économie lorsque la santé est en jeu. » C’est une erreur. La médecine a besoin
de s’appuyer sur une économie performante. Quand Emmanuel Macron dit : « L’Etat
paiera », il ne faut pas se tromper : l’Etat, c’est nous. Il va falloir
augmenter les impôts ou la dette publique, ou bien diminuer d’autres dépenses.
Lesquelles ? L’Éducation nationale ? La police ? L’armée ? L’écologie ? En
l’occurrence, mes inquiétudes écologiques et géopolitiques sont plus grandes
que mes inquiétudes sanitaires. Et je me fais plus de soucis pour l’éducation
de notre jeunesse (et pour la dette que nous allons lui laisser) que pour ma
santé de sexagénaire.
J’ai le sentiment
que les gens redécouvrent qu’ils sont mortels. Tant mieux ! Si on pensait plus
souvent à la mort, on profiterait davantage de la vie et on affronterait plus
sereinement les épidémies.
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