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19.03.2020 - Interview
par Mehdi Michbal
Pour le Haut-commissaire au Plan, 2020 sera la
pire année pour l’économie marocaine depuis 1999. Cette crise du coronavirus a
montré, selon lui, les fragilités du système et la vacuité des recettes
néolibérales que nous impose le FMI. Un retour à l’Etat social s’impose,
soutient-il.
Dans toutes ses dernières sorties médiatiques,
Ahmed Lahlimi appelait l’Etat à lâcher le déficit budgétaire et à se défaire de
la règle très contraignante des 3% que nous impose le FMI. Il a toujours
considéré que la dépense publique était le seul instrument à même de répondre
aux besoins de la population, dans l’éducation, la santé et les autres secteurs
sociaux.
La crise du Coronavirus et la manière avec
laquelle elle est gérée, un peu partout dans le monde, vient le conforter dans
ces idées, considérées jusqu’à hier comme totalement dépassées. En Europe,
comme aux Etats-Unis, toutes les règles néolibérales sont en train de sauter.
Et l’Etat
est désormais considéré comme le seul rempart face à cette
crise humanitaire et à la faillite du système.
Nous avons donc contacté le Haut-Commissaire au
Plan pour échanger avec lui autour de ce virage que prend le monde,
de ce qu’un pays comme le Maroc peut en tirer dans le futur. Mais pour parler
aussi des conséquences immédiates de cette crise sur l’économie marocaine.
Voici son décryptage de la situation.
Médias24 : Bank Al-Maghrib a
annoncé mardi sa prévision de croissance pour 2020, qui est située à 2,3%, soit
le même niveau de croissance réalisé en 2019, une année où l’on n’a pourtant
pas vécu de crise majeure. Pensez-vous que cette prévision est réaliste ?
Ahmed Lahlimi : Elle est
surréaliste. Tous les secteurs de l’économie sont perturbés par la pandémie :
le tourisme, les transports, la restauration, les services aux entreprises,
l’industrie, les métiers qui dépendent des importations… Et cela tombe dans une
année de sécheresse, qui sera très difficile à vivre pour la population du
monde rural.
D’habitude, la sécheresse pousse une partie de cette population vers les
villes où les gens essaient de trouver des aubaines dans les
secteurs informels. Des opportunités qui disparaissent aujourd’hui avec la
pandémie et les mesures de confinement qui sont décrétées.
Ceux qui vont venir aux villes se retrouveront isolés, sans la
moindre ressource et confinés dans des bidonvilles, dans une promiscuité qui
risque d’accélérer la propagation de la maladie. La population rurale est
obligée aujourd’hui de rester chez elle. Elle subira de plein fouet les effets
de la sécheresse, mais au moins, dans le monde rural, il y a des réseaux
traditionnels de solidarité qui vont se mettre en place. Ces réseaux ont été,
certes, un peu perdus ces derniers temps, mais ils peuvent se reconstituer
facilement dans les temps durs.
Est-ce qu’on
peut dire qu’on entre en récession ?
Nous évoluons dans un environnement où il y a récession. Tous nos
partenaires, notamment européens, sont en récession. Je ne vois
pas comment on pourrait y échapper.
Toutefois, je ne peux pas vous donner de chiffre exact sur la
prévision de croissance, faute de données. Nous allons avoir des prévisions
argumentées d’ici juin. Mais au moment où je vous parle, les
données que j’ai sont incomplètes.
Ceci dit, je ne pense pas qu’on puisse aller au-delà de 1%.
Ce sera la pire année depuis 1999, où nous avons eu une croissance négative si
mes souvenirs sont bons.
Mais ce n’est pas tant la croissance qui pose problème. On ne doit
pas mystifier cet indicateur. Le plus important, c’est de savoir quelles
seront les séquelles de cette récession mondiale et comment on
pourrait à notre échelle les gérer. Il faut également penser à l’après crise,
au rebond, et anticiper la manière avec laquelle nous pourrions profiter de ce
rebond.
Nous devons définir dès à présent les moyens à investir pour faire
face aux exigences du moment, comment soutenir la demande, la consommation,
comment cibler les catégories les plus vulnérables, comment soutenir
les secteurs en difficulté…
Il y a une bonne stratégie qui a été mise en place pour faire face
à l’épidémie, le confinement est une bonne décision. Mais il faut assurer aux
gens des conditions de confinement plus au moins dignes. Et mobiliser pour cela
les ressources nécessaires, comme ce qui vient d’être décidé par le Roi à
travers la création d’un fonds dédié. Ce fonds doit être alimenté aussi bien
par des ressources publiques que par les ressources du volontariat. Et s’il le
faut, par des prélèvements sur les populations les plus aisées.
Aux
Etats-Unis comme en Europe, les Etats ont sorti les grands moyens faisant éclater
toutes les règles et normes budgétaires qu’on nous imposait jusque-là. Que
pensez-vous de ce virage ?
Le modèle de croissance mondial a éclaté. Après avoir détruit la
nature et creusé les inégalités sociales, la mondialisation heureuse se trouve
aujourd’hui dans l’incapacité à faire face à une telle crise humanitaire. Ce
qui fait que les êtres humains cherchent par tous les moyens
de reconstituer le lien social pour continuer de vivre. Dans ce contexte,
l’Etat n’a d’autres choix que de renouer avec son rôle naturel.
Ceci n’est-il
pas un bon prétexte pour un pays comme le Maroc de dépasser à son tour ces
règles très contraignantes pour reprendre le contrôle et réinvestir dans des
secteurs vitaux comme la santé et l’éducation ?
Ce n'est pas qu'un prétexte. C’est une obligation ardente.
On doit se prendre en charge et prendre la mesure de l’effort qui doit être
consenti. L’Etat doit renouer avec son pouvoir naturel, recréer du lien avec la
société en élaborant, dans un cadre démocratique, des plans à moyen terme, dont
les résultats doivent être évalués périodiquement. Nous ne pouvons pas échapper
à ça.
Nous avons un atout au Maroc dont on doit profiter le plus vite
possible : une monarchie qui n’est pas contestée et qui peut se prévaloir
d’une légitimité historique et populaire. Il faut profiter de notre stabilité
politique pour engager les virages qu’il faut… L’Etat doit jouer un rôle
historique, le peuple est prêt à s’engager. Mais il faut que le système de
gestion de l’Etat se rénove. On ne peut pas se faire gérer par des
technocrates. La démocratie doit désormais primer.
La
libéralisation à outrance qui a conduit à l’affaiblissement de la santé et de
l’éducation serait donc le résultat d’une technocratisation du système ?
C’est surtout le résultat d’un alignement sur les doctrines du
FMI. Cela fait 50 ans qu’il nous impose les mêmes recettes. Il faut que ça
cesse.
Je lance un défi public au FMI et demande à ses responsables de me
dire si les recettes et programmes qu’ils n’ont cessé de préconiser aux pays en
développement restent valables aujourd’hui.
Libéralisation du taux de change, déficit à 3%, libre-échange,
privatisation des services publics… Ces recettes n’ont pas changé depuis 50 ans
comme si le monde n’avait connu aucune transformation, comme si toutes ces
mutations technologiques et industrielles que nous vivons n’existaient pas. Et
comme si les aspirations des peuples n’ont pas évolué. Est-ce que nous devons
continuer à suivre ces recettes ? Je ne le pense pas.
Le FMI nous dit par exemple qu’il faut libéraliser le taux de
change pour pouvoir faire face aux chocs externes. Je leur pose alors une
question : est-ce que le taux de change peut nous sauver de ce choc que
nous vivons actuellement ? Ils n’ont certainement pas de réponse.
Moi je persiste à dire que les chocs externes, ce n’est pas la
priorité. Je pense d’abord aux chocs internes. Ces chocs extérieurs ne sont
d’ailleurs même pas identifiés. Le pétrole, on est habitué à gérer ses
variations.
Ce sont les chocs intérieurs qui font le plus mal, comme la défaillance de la
santé et de l’éducation.
Les organismes internationaux sont
des pyromanes. Ils endettent les pays en développement, les poussent à se
délester des pouvoirs que pourrait avoir leur Etat et les empêchent ainsi de
répondre aux besoins réels de leur société.
Vous me parliez des Etats-Unis et de l’Europe, c’est ce qui occupe
toutes les discussions aujourd’hui. Mais personne dans le monde ne pense aux
pays en développement. Si on ne pense pas pour nous-mêmes, personne en vérité
ne pensera à nous. Il faut qu’on se prenne en charge…
Cette crise a montré également la nécessité d’avoir un système de
protection sociale le plus large possible. Des centaines de
milliers de personnes se retrouvent aujourd’hui sans la moindre ressource, et
sans aucun filet social.
Ce sont les séquelles du Programme d’ajustement structurel (PAS).
Nous avons tourné le dos aux secteurs sociaux, à l’éducation, la santé, la formation
et nous n’avons pas bâti un système de protection sociale intégrant l’ensemble
de la population.
La solution, c’est L’Etat
providence ?
Ce n’est pas l’Etat providence. C’est l’Etat naturel, un Etat qui
soit aux commandes, un Etat responsable. Il y n’a pas de providence. L’Etat qui
est en charge d’un pays et d’un peuple doit jouer son rôle avec tous les
instruments possibles, pour que tout le monde puisse s’en sortir.
On serait peut-être dans de bonnes conditions si, à côté, on avait
une Algérie avec un Etat dynamique, soucieux du développement économique,
social et culturel de son peuple, plutôt qu’un Etat habité par la recherche
d’une hégémonie régionale par la dépense militaire. On se croit donc obligé de
s’endetter pour s’armer. Et en définitive, toutes ces armes ne vont servir à
rien…
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