Covid-19 : le gouvernement a négligé notre
manière d'agir (et de penser)[1]
9 avril 2020 - Patricia Gurviez
Avant de stigmatiser
les personnes qui ne respectent pas le confinement, il faut se demander
pourquoi on n'arrive pas à les motiver et comment on pourrait être plus à même
de les toucher.
Vous vous
promenez tranquillement et tout à coup une foule fonce vers vous en criant. Que
faire ? Prendre ses jambes à son cou et fuir avec les autres ? Ou bien
réfléchir à la situation, l'analyser et, seulement ensuite, décider de la
conduite à tenir ?
Si vous
choisissez la première option, vous obéissez à un réflexe atavique qui a permis
à l'espèce humaine de résister à bien des catastrophes. Si vous préférez la
seconde, vous êtes un spécimen remarquable de l'être rationnel qui prend ses
décisions après un traitement cognitif des informations.
Mais la
rationalité peut être dangereuse : si des terroristes armé·es surgissent
derrière la foule et vous mitraillent, vous serez mort avant d'avoir pris votre
décision. Parfois, l'irrationalité et les biais
cognitifs qui en sont les ressorts ont leurs vertus. La première étant d'avoir
permis à l'humanité de survivre et de s'adapter au cours des millénaires, en
réagissant rapidement à des situations périlleuses… Revers de la médaille : ils
peuvent nous conduire à des comportements contre-productifs. C'est la cas avec
la pandémie de Covid-19.
À lire
aussi : Plus de 300 personnes meurent en Iran après avoir bu du méthanol contre
le coronavirus
Pensée automatique et pensée rationnelle
Grâce aux
avancées des neurosciences et des sciences comportementales, il est
avéré que notre cerveau fonctionne selon deux modes de pensée distincts. Le
psychologue et économiste Daniel
Kahneman, qui a reçu le prix Nobel d'économie en 2002 pour ses travaux sur les
biais cognitifs avec le psychologue Amos
Tversky, a baptisé ces deux modes S1 (pour Système 1) et S2 (pour Système 2).
S1 est le
mécanisme de pensée automatique, incontrôlable et fulgurant qui se met en
place par association d'idées, d'émotions et d'expériences passées. Il nous
fait agir intuitivement, dans toutes les routines qui ne nécessitent pas un
engagement cognitif fort, mais aussi lorsque nous devons prendre une décision
dans des situations d'incertitude. Il mobilise des biais cognitifs, ou
heuristiques, ou raccourcis mentaux.
Ces
mécanismes de pensée permettent de réagir rapidement, sans réfléchir, à une
menace ou à un changement imprévu. Naturels et inévitables, ils peuvent être à
l'origine d'erreurs de jugement et nous fournir une vision imparfaite et
parfois tronquée de la réalité. Cependant, ils le font dans un laps de temps
immédiat, ce qui peut s'avérer précieux.
Un petit
film amusant pour en savoir plus sur S1 et S2 (Cf. site Slate.fr)
S2, au
contraire, analyse les informations disponibles, les complète
éventuellement, et les traite avant d'agir en toute connaissance de cause.
C'est un système long et coûteux en énergie, donc impossible à utiliser pour
toutes les microdécisions de notre vie quotidienne. S2 a beau être la référence
de notre mode de pensée, 80% de nos actions et réactions proviennent du Système 1.
On a bien
vu depuis le début du confinement que la communication raisonnable et raisonnée
du gouvernement ne parvient pas à convaincre une partie de la population, en
mode S1 de déni (aucun risque à se balader au soleil) ou de panique (ruée sur
les pharmacies, affolement sur la chloroquine…).
Les biais cognitifs révélés par la crise sanitaire
Depuis le
début de la crise, nos politiques s'adressent exclusivement au S2. Le
ministère de la Santé a mis en place une communication visant à rendre la
population responsable de ses comportements. Dès le 3 mars, le Premier ministre
Édouard Philippe a appelé à ce que chacun devienne un «acteur de la
lutte» en adoptant des comportements simples pour éviter la transmission du
virus. Convaincre, et si besoin, contraindre.
Ce choix
d'engager les citoyen·nes dans une gestion responsable de la lutte contre le
Covid-19 est certainement louable, mais a pour défaut de négliger les
réflexes du S1. L'information officielle se trouve contrariée par les biais
cognitifs, qui s'expriment de façon incontrôlée, à travers les médias et les
réseaux sociaux où pullulent les fake news.
Parmi les
biais qui s'opposent à une bonne réception de la communication officielle
figure le biais dit «de cadrage», qui
traduit l'importance exagérée donnée à la première information reçue.
Ainsi, un taux de mortalité de 2% est beaucoup plus anxiogène qu'un taux de guérison de 98%.
Or, durant des jours, les autorités ont communiqué le nombre de cas et de morts. Ce n'est qu'au bout de plusieurs semaines qu'y a été ajouté le nombre de guérisons. Ce « cadrage », c'est-à-dire cette façon, négative, de présenter la situation, a probablement accru au démarrage l'angoisse de la population et favorisé l'utilisation de S1.
Ainsi, un taux de mortalité de 2% est beaucoup plus anxiogène qu'un taux de guérison de 98%.
Or, durant des jours, les autorités ont communiqué le nombre de cas et de morts. Ce n'est qu'au bout de plusieurs semaines qu'y a été ajouté le nombre de guérisons. Ce « cadrage », c'est-à-dire cette façon, négative, de présenter la situation, a probablement accru au démarrage l'angoisse de la population et favorisé l'utilisation de S1.
La méfiance
vis-à-vis de la communication des autorités et la préférence pour les
informations véhiculées par des proches ou des personnalités dont on se sent
proche joue un rôle dans un autre biais dit « d'ancrage
». Celui-ci pousse à ne retenir que la première impression.
Lorsque, le 6 avril, le présentateur Cyril Hanouna colporte à l'antenne une fake news à propos des dates du déconfinement, il peut
bien démentir plus tard sur Twitter : parmi les 746.000 personnes qui suivaient
son émission, combien resteront ancrées sur la première information?
Un troisième biais, dit «de
représentativité», conduit à se précipiter sur les produits de première nécessité.
Ce biais se traduit par la tendance à se référer à des modèles anciens jugés
similaires
ou à des modèles gravés dans la mémoire collective, tels que les pénuries de guerre. Même si peu de Français·es ont connu l'Occupation, le réflexe de stocker sucre et pâtes perdure ; il devient à leurs yeux logique, même si cette logique est biaisée, de vouloir faire le plein de réserves au supermarché.
ou à des modèles gravés dans la mémoire collective, tels que les pénuries de guerre. Même si peu de Français·es ont connu l'Occupation, le réflexe de stocker sucre et pâtes perdure ; il devient à leurs yeux logique, même si cette logique est biaisée, de vouloir faire le plein de réserves au supermarché.
Un quatrième biais entre aussi en jeu, celui « de la norme sociale », qui reflète
l'influence du comportement que l'on suppose être celui de la majorité. À
partir du moment où un reportage ou le bouche-à-oreille véhicule un
comportement massif de stockage par crainte d'un arrêt de l'économie ou d'un
confinement généralisé, il serait absurde, dans la logique automatique de S1,
de ne pas y céder à son tour. On se retrouve alors avec des magasins
dévalisés et
des pénuries auto-réalisées.
Le biais de norme sociale est un véritable enjeu dans la stratégie
de lutte contre le Covid-19.
En l'absence de traitement ou de vaccin, c'est le comportement de tout le monde qui peut limiter sa diffusion, par le respect des gestes barrières, du confinement, du port de masque… Or, on agit souvent parce qu'on pense que c'est « comme ça que les autres font». Voir les autres se promener ou continuer à se rassembler pour discuter, car c'est leur norme sociale, va alors entrer en conflit avec les injonctions publiques.
En l'absence de traitement ou de vaccin, c'est le comportement de tout le monde qui peut limiter sa diffusion, par le respect des gestes barrières, du confinement, du port de masque… Or, on agit souvent parce qu'on pense que c'est « comme ça que les autres font». Voir les autres se promener ou continuer à se rassembler pour discuter, car c'est leur norme sociale, va alors entrer en conflit avec les injonctions publiques.
Santé publique et prévention des risques
Cette crise montre les limites d'une communication qui
s'adresse à la rationalité des citoyen·nes, alors que les biais cognitifs
sont plus fréquemment utilisés pour agir. D'où le décalage entre l'information
scientifique et raisonnée des autorités, qui incitent à adopter des
comportements de prévention et de responsabilité, et l'influence des biais cognitifs
qui entraînent certains comportements « irrationnels » dans la population.
Tenir compte de la diversité des réactions permettrait d'être plus
efficace face à cette crise sanitaire et à celles à venir. Cette démarche
rompt avec la communication des pouvoirs publics « topdown » (du haut
vers le bas), centralisée, injonctive, visant tout le monde de la même façon.
Pour obtenir le consentement à s'engager dans un changement de
comportement, la recherche montre qu'on doit s'adresser autant (voire plus)
à l'émotion (S1) qu'au cognitif (S2), chercher à motiver plus qu'à
convaincre ou à contraindre. À la suite des travaux fondateurs de Jean‑Léon
Beauvois et Robert-Vincent Joule, nombre de chercheurs et chercheuses se sont intéressé·es aux stratégies
de « l'engagement », c'est-à-dire au lien entre la pensée et les
comportements.
Lors d'une conférence de 2003, Robert-Vincent Joule rappelait
l'essentiel de ses avancées sur « l'art
d'obtenir sans imposer ». Les Français·es ont souvent l'esprit de fronde, sont
individualistes et méfiant·es à l'égard d'un pouvoir perçu comme
centralisateur. Comment parvenir à ce que cette population change durablement
ses comportements ? Quelques pistes pourraient aider dans cette voie :
·
Définir et
proposer des objectifs clairs et explicites : il faut
penser à clarifier les messages pour être compris et suivi, même si c'est
compliqué. La gestion du manque de masques, par exemple, n'a pas été claire, ni
explicite ;
·
Partir des
citoyen·nes et non des expert·es : une communication experte et
injonctive peut être reçue positivement par certain·es citoyen·nes, mais
incomprise ou rejetée par d'autres. Par exemple, on pourrait penser que la
valeur santé est unanimement partagée, mais ce n'est pas le cas : des
travaux ont montré que pour certaines parties de la population, confrontées à
des difficultés sociales, économiques et culturelles, la santé, au
fond, n'est pas une valeur. Avant de stigmatiser les personnes qui ne respectent pas le
confinement, ne faut-il pas se demander pourquoi on n'arrive pas à les motiver,
et comment on pourrait être plus efficace pour les toucher ?
·
Mobiliser les
sciences sociales : celles-ci peuvent aider à comprendre comment mieux inciter les citoyen·nes
à être partenaires du changement et comment valoriser les modifications de
comportements pour encourager les différentes cibles des communications de
santé publique à les adopter durablement.
Alors que le confinement est prolongé et que l'on s'interroge
sur les conditions de déconfinement, il est urgent de mieux comprendre les freins et les leviers à
l'adoption du changement de comportement dans certains groupes, identifiés
comme partageant des conditions de vie ou des perceptions de la santé posant
problème, afin d'aider au dialogue et de trouver pour eux des solutions autres
que la contrainte.
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