Entre fake news, communication fallacieuse du ministère et réactions désenchantées des professionnels, la production de masques marocains fait couler beaucoup d’encre. EE est allée y voir de plus près.
Les
chiffres les plus fous circulent sur la production marocaine de masques de
protection contre le Covid-19. Une des grandes fiertés du Maroc en cette
période de crise sanitaire et pour laquelle une savante opération de
communication a été orchestrée dès le départ. Une campagne qui a fait
mouche puisque bien des médias internationaux ont fait circuler des
nouvelles sur la gestion de cette affaire de masques par le Maroc, comme
l’hebdomadaire satirique français « Le canard enchaîné » qui a colporté
des fake news en exagérant les capacités et les possibilités de production et
d’exportation des masques made in Morocco. Des politiciens français de tous
bords, voire des députés, se sont engouffrés dans la brèche pour critiquer
la gestion hexagonale de la crise du Covid-19, faisant des comparaisons
souvent approximatives ou exagérées sur la gestion de la crise au Maroc en
parlant de la production et l’exportation de masques voire de respirateurs
marocains vers les USA. Une jolie opération de com’ à faible coût pour le
Maroc dont bénéficie grandement par ricochet le ministre de l’Industrie
Moulay Hafid Elalamy (MHE), en première ligne de cette mobilisation. Mais
au-delà des éléments de langage officiels, qu’en est-il réellement de
l’état de la production et des normes adoptées ? Et quelles sont les conditions
de la mise en place de cette infrastructure de production et des acteurs qui y
sont intégrés ?
Chiffres exagérés
Officiellement le Maroc produit 7 millions de masques par jour, soit 49 millions par semaine. Un chiffre énorme. D’autant plus que le cap de la production de 100 millions de masques n’a été atteint que le 25 avril, soit une moyenne de production de moins de 4 millions de masques depuis le début de la campagne de production tambours battants. Alors même que, selon une source au sein de l’industrie, les Marocains en consomment en moyenne 6 millions quotidiennement. Une cacophonie de chiffres qui peut s’expliquer par plusieurs éléments. Premièrement, les annonces ont toujours été exagérées. Alors que le ministère communiquait sur 5 millions puis sur 7 millions de masques, il parlait de capacités nominales normées. C’est-à-dire la capacité théorique des usines qui ont eu le sésame de l’IMANOR, l’Institut marocain de normalisation créé par le ministère de l’Industrie pour accompagner le Plan Émergence. Cet institut norme les processus de production et valide les produits finis, en vérifiant qu’ils sont bien conformes à la norme marocaine des masques anti-Covid, des masques dits hygiéniques de protection et non pas des masques médicaux. Ce processus de validation des productions a entretemps été délégué à une entreprise privée de marketing et de comptage dénommée REDE. Les auditeurs de l’entreprise ne quittent pas les unités de production 24h/24 d’après un industriel produisant des masques non tissés.
Les matières
premières sont, elles, certifiées par le laboratoire de recherche de
l’ESITH (École nationale supérieure des industries du textile et de
l’habillement) et le CTTH (Centre technique du textile et habillement).
Cette certification prend en considération la perméabilité, la respirabilité,
la pénétrabilité et la composition chimique des matières utilisées. Du fait de
tout ce circuit, le seuil de production réel ne dépassait pas les 4 millions
de masques durant un bon moment. Une production dont une grande partie
était soit autoconsommée par le secteur textile pour continuer à
produire, soit destinée à d’autres secteurs industriels comme l’agroalimentaire
ou encore dédiée aux forces de l’ordre. Ce qui expliquait la pénurie
chez les épiciers de quartier, qui devaient s’occuper de la distribution
avant que les pharmacies, au départ récalcitrantes (pour cause de faiblesse des
marges et du cauchemar logistique), ne reprennent la main. Finalement très peu
de masques vont être distribués via les commerces de proximité. À cela
s’ajoute, selon une source proche du dossier, la disparition pure et simple
dans la nature de près de 15 millions de masques, qui sont sortis des
usines, mais dont on ne connaît toujours pas la destination. Une enquête est
d’ailleurs en cours pour savoir où est passée cette production.
Matières manquantes
L’autre
raison des blocages dans la production vient du fait de la rupture du stock
de matières premières. Celles-ci, essentiellement importées, ont
vite manqué à l’appel au point où certains tisseurs ont commencé à recycler
des matières premières destinées à d’autres produits pour fabriquer des masques.
« Nous avons eu des producteurs qui ont détissé des tapis initialement produits
pour les mosquées marocaines en cette veille de Ramadan pour réutiliser les
matières premières pour fabriquer des tissus destinés à la fabrication de
masques », nous informe fièrement une source proche du dossier. Les tissus
admis temporairement (en AT) et sous régime de douane ont aussi été
utilisés pour la production de masques, nous informe notre source. Un problème
pour l’industrie qui commence dès à présent à stresser d’une part vis-à-vis
de ses clients (notamment US) mécontents de ne pas être livrés à temps et
d’autre part vis-vis de la douane qui finira par demander des comptes.
D’ailleurs, une bonne partie de la production de la zone franche de Tanger ne
peut pas sortir de la zone faute d’autorisation spéciale de mise en vente sur
le marché marocain. Ce qui explique d’ailleurs ce que le ministre de
l’Industrie a affirmé au Monde Afrique, daté du 1er mai. MHE déclarait ainsi
que « cinq d’entre elles [entreprises NDLR] exportent déjà la moitié
de leur production en Europe. Nous avons beaucoup de demandes de pays
étrangers et puisque le besoin national est comblé, nous allons autoriser plus
d’entreprises à exporter d’ici à quelques semaines ». Selon une source au sein
de l’industrie, « pour l’instant d’après les circulaires du ministère, nous
n’avons le droit que d’exporter des échantillons ou attendre une licence
d’exportation exceptionnelle. Ce sont peut-être des entreprises qui sont
localisées dans la zone franche, et qui ont été autorisées à liquider leurs
stocks vu la difficulté de vendre sur le marché marocain qui demande des coûts
et des procédures supplémentaires ». Une information confirmée par Mohammed
Boubouh, président de l’Amith, qui affirme à Economie Entreprises que
« pour le moment, à ma connaissance, il n’y a qu’une ou deux entreprises qui
exportent. Mais les discussions sont avancées avec le ministère pour
exporter ». Une demande pressante de l’industrie qui cherche à rentabiliser les
investissements de reconversion de leurs usines et de l’effort d’adaptation mis
en place. « Effectivement au départ nous avions un problème d’approvisionnement
en matière première, mais grâce à l’effort de l’industrie et de créations de
joint-ventures entre confectionneurs et tisseurs qui se sont vus certifiés,
nous sommes aujourd’hui en excédent de production de matières premières.
Nous avons pu atteindre une capacité de production de 1,5 million de masques
tissés et comptons atteindre dans les semaines à venir le chiffre de 3 millions,
ce qui nous permettra de commencer à exporter ». Et d’ajouter : « Les premiers masques
tissés 100% marocains commenceront à être commercialisés dès le 4 mai à un
prix de 5 dirhams sortie d’usine et 6 dirhams dans le commerce».
Difficultés de trésorerie
Un discours
serein de l’Amith qui tranche avec celui de la Fédération de la plasturgie
dont dépendent les producteurs de masques non tissés. Plusieurs opérateurs se
plaignent de difficultés de trésorerie, car ils n’arrivent pas à être
payés par les distributeurs. Selon un opérateur du secteur, « nous fournissons
à l’aveuglette suite aux demandes du ministère. Et nous attendons d’être
payés ». C’est le même son de cloche que nous avons eu de la part
d’Abdellatif Kabbaj, DG de Soft Tech, filiale spécialisée dans les
textiles techniques de Soft Group, un des premiers groupes ayant reconverti ses
usines pour fournir le marché marocain au départ gratuitement. « Nous nous
sommes mobilisés depuis le 15 mars dernier à convertir nos usines de la
production de sacs vers celle des masques. Nous produisons puis donnons notre
production d’une manière quotidienne aux distributeurs qui, eux, dispatchent
selon les directives du ministère. Le ministère a mis en place une subvention
qui n’est pas encore débloquée de l’ordre de 50 centimes ». Des retards de
paiement, mais aussi du versement de la subvention pèsent sur les entreprises
du secteur. « Pour le moment, nous gérons nos trésoreries à travers des
crédits et en fonds propres. Quelques distributeurs nous ont déjà payés,
mais pas tous », affirme ainsi Kabbaj. Loin donc de l’image idyllique véhiculée
par la presse, les zones d’ombre sur la production et l’exportation de
masques made in Morocco sont nombreuses. Contacté par nos soins, le
ministère est resté injoignable pour de plus amples explications.
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