05.05.2020 - Imane Bouhrara[1]
« Nous sommes dans un moment keynésien historique » estime Mihoub Mezouaghi, le Directeur de l’Agence Française de développement (AFD) au Maroc, avec lequel nous explorons les voies possibles de relance pour le Maroc dans un contexte national et mondial des plus austères sous l’effet du Covid-19.
EcoActu.ma : A l’instar d’autres pays, le Maroc se dirige vers un déconfinement tout en prolongeant l’état d’urgence sanitaire. Comment peut-on envisager une reprise ou une relance économique dans des conditions toutes aussi nouvelles que contraignantes ?
Mihoub Mezouaghi : Dans un contexte de confinement, l’enjeu économique immédiat est d’abord d’amortir le choc social en assurant un revenu à ceux qui ont perdu leur emploi et de préserver l’outil de production.
Les mesures définies par le CVE, plutôt bien orientées, répondaient principalement à ces deux objectifs de court terme pour, dans un premier temps, ériger des digues à la crise économique. Les premiers impacts observés, qui continueront très certainement à évoluer au cours des prochaines semaines, montrent que la situation exige d’élever plus encore ces digues.
Comme dans de nombreux pays, et notamment sur le continent africain, la crise économique couve une crise sociale.
Au niveau macro-économique, l’ampleur de la récession économique est de nouveau ajustée à la hausse. Elle pourrait atteindre 3 ou 4% d’ici la fin de l’année. Il faut alors s’attendre à une forte hausse du taux de chômage et une accélération des inégalités sociales et territoriales.
Au niveau sectoriel, le tourisme, le transport aérien ou encore l’industrie exportatrice seront durablement affectés.
Nous sommes en fait à l’interface de cette séquence d’urgence sanitaire et de stabilisation économique et sociale et d’une séquence de relance de l’économie qui ne peut intervenir que lorsque les contraintes de circulation des individus seront levées.
Mon sentiment est que cette seconde séquence, si elle se prépare dès aujourd’hui, sera graduelle et probablement possible à partir de cet été. Un autre argument pourrait orienter le meilleur timing. Ce programme de relance aura d’autant plus d’impact qu’il sera synchronisé avec les plans de relance des principaux pays partenaires économiques.
· Le CVE a annoncé le lancement des travaux de relance. Quelles seraient les actions que le pays devra prioriser ?
Il faut rappeler le caractère inédit de la crise économique, survenue de manière simultanée à travers le monde à la suite d’un effondrement de la demande.
En outre, le plan de relance doit avant tout être, plus qu’un choc de confiance comme on peut le lire ici ou là, mais un réel contre-choc de la demande.
Concrètement, cela signifie une relance volontariste de la consommation et de l’investissement. Nous sommes dans un moment keynésien historique, comme nous l’avions été lors de la crise de 1929 ou au sortir de la seconde guerre mondiale.
L’équation est à peu près la même pour tous les pays et reposera sur un couplage d’une politique budgétaire expansionniste, notamment par la dépense publique, à une politique monétaire accommodante pour injecter des liquidités sur le marché bancaire.
L’économie marocaine fait donc face à la fois à une dégradation brutale de la demande extérieure mais aussi de la demande domestique.
Dans les premiers moments de la relance, la seconde sera probablement celle qui, à court terme, peut produire davantage d’effets d’entraînement dès lors que l’on peut faire l’hypothèse que la demande extérieure mettra plus de temps à se raffermir, au mieux à partir de 2021.
Par la force des choses, le marché domestique sera le premier levier de la relance. Dans un contexte de faible inflation, des gains de pouvoir d’achat pourraient rapidement être obtenus par un abaissement exceptionnel de la fiscalité sur les revenus aux classes moyennes et une extension des mécanismes de transferts monétaires aux ménages à revenus les plus faibles ou sans emploi – dont la propension à consommer est la plus élevée. Tant est que le ciblage des ménages puisse être fait correctement.
Parallèlement, la relance doit produire ce contre-choc de la demande à travers une reprise de l’investissement. Cette dimension est plus complexe, car elle résultera de choix stratégiques. On peut penser que des programmes d’investissements publics dans les infrastructures de rattrapage dans les territoires les moins dotés ou des incitations fiscales ou sociales à l’investissement privé dans les secteurs à fort contenu d’emplois (comme par exemple le BTP) pourraient constituer des priorités à court terme.
· Relance et austérité budgétaire pourront-elles faire bon ménage ?
Ce débat est parfois dogmatique alors qu’il peut être abordé avec pragmatisme. D’évidence, la nature de la crise recommande de desserrer la contrainte budgétaire, en faisant jouer à la dépense publique un rôle contracyclique.
Cela veut en effet dire laisser filer, le temps de la reprise, le déficit budgétaire et l’endettement public. L’économie marocaine est saine sur le plan macro-économique et dispose de marges budgétaires. Mais ces marges ne sont pas non plus indéfinies.
Et il est aussi vrai qu’il serait contre-productif si cette relance ne produisait pas d’effets d’entrainement sur le tissu économique local, se traduisant alors par de simples fuites à l’importation.
Par ailleurs, la relance ne doit pas affecter la crédibilité de la gestion macro-économique, durement acquise ces dernières années, et qui confère au Maroc la notation d’investment grade. Ce statut, qui lui permet d’avoir accès à des financements externes à meilleur coût et de renforcer son attractivité aux investisseurs internationaux, sera un atout dans la phase de reprise. Aujourd’hui, sur le continent, seuls deux pays en disposent.
Le débat n’est donc pas tant dans le choix entre relance et austérité mais plutôt dans le couplage d’actions de court et long terme. L’équation serait plutôt celle d’une relance ciblée de l’économie. D’abord pour restaurer la consommation et l’investissement domestique à court terme et faire redémarrer les capacités de production à fort contenu d’emploi.
Et à plus long terme de préparer et d’accélérer la transformation structurelle de l’économie marocaine. Et cela renvoie aux débats majeurs ouverts depuis quelques années, qu’il s’agisse de la réforme de la fiscalité, de la protection sociale, de l’éducation, de la convergence des territoires ou encore de la régulation des marchés.
Très clairement, il serait judicieux d’articuler cette réflexion sur la relance à celle sur le modèle de développement.
Dans quelle mesure le fait que le tissu économique soit largement dominé de PME et TPE, souvent en proie à des difficultés, joue-t-il en la défaveur du Maroc ?
Le problème n’est pas tant la structure du tissu économique. Le Maroc partage avec de nombreux pays une prédominance de TPME. Le diagnostic établi avant crise est assez clair. Les TPME sont insuffisamment capitalisées, elles ont un accès insuffisant au marché, et notamment aux marchés publics, et enfin elles sont pénalisées par un cadre de régulation qui leur est défavorable (la permanence de délais de paiement élevés en est une illustration). La crise actuelle ne peut être qu’un facteur aggravant de leur vulnérabilité.
En fait, il est même probable que les TPME seront les moins résilientes à la crise et si elles ne sont pas portées par un dispositif de soutien spécifique, les moins portées par la reprise économique.
Peut-être pour illustrer différemment mon propos précédent, il s’agit certes à travers la relance de protéger et de stimuler le tissu de TPME et d’améliorer leur situation financière. Mais pas seulement.
L’enjeu est surtout de se servir de la relance pour transformer structurellement ce tissu. La valorisation d’un entreprenariat à impact social localement ancré, l’internationalisation des PME, leurs alliances stratégiques avec des grands groupes nationaux ou internationaux, leur orientation vers des secteurs à potentiel de croissance dans le contexte post-crise doivent orienter une politique de long terme.
Ce débat stratégique ouvre d’ailleurs celui du redimensionnement des outils de financement de long terme et d’une refonte du cadre institutionnel. Par exemple, une BPI marocaine ou un small business act ne seraient-ils pas aujourd’hui nécessaires ?
Depuis quelques années, le Maroc a tablé sur les métiers mondiaux qui sont totalement perturbés. Cette relance ne devrait-elle pas mener à repenser le modèle économique et industriel ?
Sans doute, mais cela ne signifie pas qu’il faille « jeter le bébé avec l’eau du bain ». Les acquis dans certains de ces métiers mondiaux sont là. Certes, les principaux constructeurs et équipementiers, dans les secteurs de l’automobile et de l’aéronautique, subissent de plein fouet le brutal décrochage de la demande internationale. Mais la réponse n’est pas seulement de nature conjoncturelle.
L’économie
mondiale post-covid sera plus exigeante. La transition
numérique modifiera les modalités d’insertion dans les chaines de valeur. Le
commerce international sera sans doute plus
« précautionniste » pour reprendre les termes de P. Lamy, c’est-à-dire
davantage régulé par des barrières non tarifaires qui élèveront les
exigences en matière de sécurité alimentaire, sociale et écologique. La
contrainte climatique conduira davantage les économies à accélérer leur
transition vers une économie décarbonée.
Il sera aussi question d’une globalisation différente dans laquelle la relocalisation industrielle se fera davantage sur la base de relations de proximité géographique et de des circuits commerciaux plus courts.
Tous ces évolutions vont redimensionner les chaînes de valeur, et sans doute davantage sur une base régionale.
Contrairement
à ce qui a pu être dit, cela est plutôt une opportunité pour le Maroc,
et plus globalement pour le Maghreb, d’accélérer son industrialisation
à l’interface des marchés européens et africains.
La montée en gamme des industries et l’ancrage d’écosystèmes industriels se
réaliseront davantage au sein de marchés régionaux.
Le Maroc gagnerait-il à transformer le Fonds anti-Covid en un Fonds souverain qui aura une mission de stabilisation, face aux chocs externes ?
Votre question est pertinente. La crise actuelle recommande de redimensionner les instruments de financement de long terme. Ce fonds covid qui, en effet a pour vocation première de contribuer à absorber le choc sanitaire, économique et social, reste un instrument budgétaire pour transférer des ressources à des acteurs économiques et sociaux vulnérables suite à un choc externe.
Transformer cet instrument en fonds souverain pose pour le moins deux questions : cela supposerait qu’il soit suffisamment liquide pour être activé à tout moment en cas de crise et cela créerait in fine un second circuit de redistribution pouvant conduire à une perte de cohérence, voire à une duplication de transferts monétaires.
Au regard de l’expérience présente, ne serait-il pas alors plus simple d’ouvrir en cas de besoin un compte d’affectation spéciale au sein du budget – comme cela est le cas du fonds Covid – tant il a montré une certaine efficacité dans la mobilisation et la redistribution de ressources.
Il pourrait en revanche être couplé à un fonds de garantie qui pourrait être abondé par un spectre le plus large possible pour assoir un mécanisme de solidarité nationale.
Le sujet du fonds souverain est d’une autre nature. Il suppose de porter des investissements de long terme, que le secteur bancaire n’est pas en mesure de financer. Et il y en a bien une piste qui pourrait justifier un réel fonds souverain. La sortie de crise supposera une adaptation, voire une reconversion, de l’économie marocaine à une nouvelle économie mondiale.
Peu de pays disposent des outils financiers à l’échelle appropriée pour porter des investissements stratégiques sur le territoire national mais aussi à l’international pour repositionner leur économie. La carte mondiale de l’industrie manufacturière ne sera-t-elle pas profondément recomposée ? Un repositionnement du secteur touristique n’est-il pas inéluctable ? Les opérateurs de transport aérien devront-ils diversifier leurs activités vers d’autres modes de transport ? La digitalisation plus rapide des entreprises et des administrations n’exigera-t-elle pas de nouvelles infrastructures ? L’interconnexion régionale ne deviendra-t-elle pas plus nécessaire ? Etc.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire