La philosophie à l’épreuve de la pandémie avec Etienne Balibar
24.04.2020 - Les Chemins de la philosophie par Adèle Van Reeth
Dans cette journée organisée autour du « monde d’après », aujourd’hui, avec le philosophe Etienne Balibar, nous poserons une question : que reste-il de la philosophie à l’épreuve du confinement et de la pandémie ?
Imaginer le monde de demain ne peut se faire sans réfléchir à ce qui nous arrive aujourd’hui. Mais comment définir ce qui nous arrive ? Quand la situation nous impose de tout faire pour survivre, l’heure est-elle à la pensée ?
Lien pour écouter l’émission avec Etienne Balibar (58 minutes) :
· Une crise spirituelle :
« À l’intérieur de la crise sanitaire, il y a une crise économique et sociale en germe, déjà en train de se développer, sauf que ses effets les plus graves sont pour le moment suspendus. À l’intérieur de cette deuxième poupée russe s’en loge une troisième : je cherche le bon mot, j’hésite. Une crise des valeurs, morale, très profonde, une crise de civilisation. Parfois je me dis que c’est une crise spirituelle, dans le choix qui va se présenter dans des termes radicaux, peut-être violents, entre plusieurs systèmes de valeurs, qui impliquent une représentation de la communauté, une conception de la mort dans la vie, et finalement une conception de ce qu’est l’humanité. Nous ressentons que nous sommes une espèce biologique, on l’avait oublié, on s’aperçoit qu’à la différence de toutes les autres espèces biologiques, nous sommes celle qui a établi, des systèmes de communication, le plus sophistiqué et le plus fragile entre tous les individus qui la constituent. Etienne Balibar
· La pandémie révèle les exclusions :
« Il y a deux exigences fondamentales : celle du débat, et l’importance des services publics est au premier plan des réflexions d’aujourd’hui... D’autre part il faut se demander quel est le type de société ou d’organisation sociale susceptible à la fois de prévenir ce type de catastrophe, et surtout de remédier à ce qui est le plus frappant : le fait que la pandémie ne frappe pas tout le monde de la même façon, il y a des exclusions, et même, à la marge, des processus d’élimination sociale dont le caractère insupportable et invivable nous sautent à la figure, de sorte que la question, je l’espère, ne pourra plus jamais être enterrée au profit de logiques technocratiques. Etienne Balibar
· L'urgence : réinventer la conception de l'Etat
« L’urgence c’est de restaurer et de réinventer une conception large de l’Etat, celle de Gramsci : celle qui n’est pas centrée sur la souveraineté mais sur toutes les fonctions d’organisation et de hiérarchisation à l’intérieur de la société. Et il faut savoir si toute la vie sociale doit être quadrillée par des administrations de type étatiques, même quand il s’agit de remplir des fonctions d’intérêt public indispensables... J’appartiens non pas à l’idée que nous pourrions nous passer d’Etat du jour au lendemain comme par enchantement, mais à l’idée qu’il y a d’autres capacités d’initiatives, de solidarités, d’interactions collectives que celles qui sont encadrées par la machine de l’Etat. Etienne Balibar
A écouter aussi : Philosophie de l'épidémie (4 épisodes)
À propos de la série : L'épidémie n'est pas du côté de l'excès, mais de la transfiguration. Elle décompose les corps et les idées qui sont devant nous pour mieux faire apparaître ce qui était jusque-là, contenu à l'intérieur de frontières bien délimitées. Quatre émissions pour comprendre pourquoi cette propagation à grande vitesse fascine autant qu'elle fait peur : de notre cohabitation avec les animaux à La Peste de Camus, en passant par les films d'horreur épidémiologiques.
1) 22.04.2020 (53 minutes)
Épisode 1 : Un monde grippé : les enjeux anthropologiques de l'histoire des épidémies
A la panique qu'elle suscite, l'épidémie ajoute l'ironie de nous enlever la singularité de notre propre mort. Elle nous réduit à des numéros et nous fait courir le risque de n'être qu'une seule de ces milliers de victimes d'un fléau dont on méconnaît l'origine. Et de devenir un ennemi potentiel...
L'épidémie est magicienne. Elle s'abat sur le peuple pour lui faire changer de nature. L'épidémie n'est pas du côté de l'excès, mais de la transfiguration. Elle décompose les corps et les idées qui sont devant nous pour mieux faire apparaître ce qui était jusque-là, contenu à l'intérieur de frontières bien délimitées. Car une épidémie ne crée rien. Elle décuple l'infime au sein d'une cartographie nouvelle qui, bien loin de se réduire à une séparation nette entre les malades et les bien portants, nous révèle une continuité essentielle entre l'homme et l'animal.
· La propagation à grande vitesse effraie autant qu'elle fascine
La propagation à grande vitesse effraie autant qu'elle fascine. Nous louons la rapidité de la communication, recherchons l'interactivité qui abolit la distance pour faciliter l'échange et la pensée. Mais ce rêve devient cauchemar dès lors que la contagion nous met face à notre propre fragilité. Alors, la peur s'affole, le corps s'abîme, le souffle se coupe. Face à ce qui, plus qu'une maladie, est un symptôme, le symptôme du pire, de la fin imminente qui bouscule le monstre assoupi de la catastrophe finale pour enfin donner un sens à notre agitation.
2) 23.09.2014 : (53 minutes)
Épisode 2 : La panique est-elle cinématographiquement transmissible ?
Le succès grandissant du cinéma d’horreur épidémique, de sa viralité, conduit à s’interroger sur les causes ou les raisons qui poussent les spectateurs à regarder ce genre de films. L’horreur est l’émotion qui saisit celui qui en vient à douter de lui-même, devant sa possible dissolution.
Pourquoi les films tels que 28 Days Later, Contagion, L'armée des 12 singes, Dernier train pour Busan... connaissent-ils un tel succès. Réponse simple : ce sont peut-être de bons films, mais surtout, les amateurs du genre sont prêts à supporter l’horreur pour voir et savoir ce qui les horrifie dans l’idée d’épidémie.
· La menace épidémique contraint à fuir et à embrasser le scepticisme
Les films d’horreur épidémique constituent les variations et les révisions d’une histoire qui met en scène des individus que la menace épidémique contraint à fuir et à embrasser le scepticisme. La conscience de notre identité face au changement, change, bouge, disparaît, est dissolue. L'horreur est de ne plus être ce que nous croyons que nous étions. L’issue trouvée par le fugitif est d’être fidèle à lui-même.
Mais la menace épidémique est une certitude qui n’offre que l’incertitude : le scepticisme qu’elle induit s’étend en effet jusqu’à la connaissance de soi. L’horreur est l’émotion qui saisit celui qui en vient à douter de lui-même et de sa propre sincérité lorsque la contamination menace. Les films d’horreur épidémique peuvent contaminer les spectateurs de leur scepticisme, mais ils peuvent aussi révéler un moyen de le dépasser.
3) 24.09.2014 : (53 minutes)
Épisode 3 : Les idées sont-elles contagieuses ?
Dans quelle mesure des idées peuvent-elles être "contagieuses" ? Avec le philosophe Dan Sperber, tentative de dresser un tableau épidémiologique des idées, mais aussi des représentations et des pratiques culturelles, du phénomène de la rumeur aux contes populaires en passant par le tabagisme.
Gustave Le Bon dans sa « Psychologie des foules » publiée en 1895 exposait déjà le phénomène de "contagion mentale" au sein des foules. Un individu dans une foule est victime, disait-il, de contagion qui fait qu'il va perdre ses caractéristiques propres pour se fondre dans une foule, un peu comme les fans de Britney Spears en train d'écouter le morceau Toxic, un des morceaux les plus repris au monde aujourd'hui. Comment les idées, les attitudes, les passions entre les êtres humains, chacun séparément, devant leur ordinateur, sur Internet, dans une foule ou simplement dans le quotidien de leurs rapports sociaux, se répandent-elles ? Comment se créent des pratiques communes ou au contraire des oppositions entre groupes ?
· Contrairement à Gustave Le Bon qui parlait de contagion mentale, vous évoquez pour votre part un phénomène de contagion des idées ?
Dan Sperber : On sent chez Gustave Le Bon une méfiance profonde vis à vis des foules, vis-à-vis des mouvements de groupes, des manifestations de gens qui ont peu de pouvoir individuellement et qui se mettent à plusieurs pour avoir plus d'impact. L'idée qu'ils deviennent quasi décervelés, voire hypnotisés par des meneurs, et le contraste qu'il cherche à établir entre ces foules décervelées et une élite qui ne se met pas en foule, qui est capable de penser pour les autres, sont fortement empreints des choix idéologiques d'un homme du XIXe siècle. Aujourd'hui, quand on emploie le mot contagion, on pense immédiatement aux maladies infectieuses. Mais il existe d'autres types de contagion ou de diffusion d'une conduite : on peut penser, par exemple, à des contagions non virales comme celle d'un état névrotique, d'une série de conduites suicidaires ou encore le mécanisme du tabagisme, dont on peut dire qu'il se transmet mais pas de façon virale.
· Il semble que différents facteurs soient à l'œuvre dans la transmission d'une idée ou d'un comportement.
Dan Sperber : En effet, mais l'on peut quand même dégager une constante qui est celle de l'attractivité. Certaines pratiques culturelles ou d'idées qui sont plus attirantes que d'autres. Et ce qui est attirant pour les êtres humains est dû en partie à des phénomènes qui tiennent à l'organisation même du cerveau, et en partie, à des phénomènes historiquement et culturellement situés. Prenez l'exemple des contes populaires. Dans le monde entier, on retrouve les mêmes structures de récit : un problème, un défi ou une épreuve qui se trouvent résolus à la fin, etc. Prenez le Petit Chaperon rouge qui s'est transmis oralement. Pourquoi est-ce que ce n'est pas parti dans toutes les directions ? Pourquoi en dépit de ses variations, est-il resté un conte reconnaissable à travers les siècles et les sociétés ? Parce que les variations ont tendance à converger vers une forme plus attractive. Le cerveau humain est ainsi fait que certaines formes narratives nous conviennent plus que d'autres. Donc, si nous entendons des versions qui s'en écartent, on ne va pas les reproduire mais on va les améliorer en direction de attracteurs pour des raisons neurobiologiques et pour des raisons d'habitudes culturelles.
· Vous défendez l'idée d'une approche épidémiologique des idées ?
Dan Sperber : Oui des idées, des rumeurs, des traditions, de toutes les pratiques culturelles. Vous avez des phénomènes sociaux comme les rumeurs par exemple, qui sont relativement éphémères, quelques semaines ou quelques mois. Ils disparaissent ou reviennent de façon périodique, comme la rumeur de vol de pénis en Afrique occidentale par exemple. Et d'autres, comme les traditions, qui ont des diffusions beaucoup plus lentes, qui se répandent petit à petit. Mon idée c'est que pour comprendre cette socialisation d'idées, de pratiques, il faut comprendre les micro-mécanismes qui la rendent possible. Et ces micro-mécanismes sont parfois des transmissions collectives, comme ce que nous sommes en train de faire maintenant : "Je suis en train d'essayer de vendre à un public aussi large que possible l'idée même d'une épidémiologie des idées." Mais le plus souvent des transmissions inter-individuelles. Qu'est ce qui se passe dans la transmission ? L'idée un peu plate qu'on trouve dans les sciences sociales c'est l'idée de la copie, la transmission ce serait la machine Xerox. Quand on communique, les autres auraient une copie de l'idée qu'on a vu qu'on a voulu communiquer. Ou dans la pratique, on imite ce que font les gens, on est dans la reproduction. C'est faux ! Si on regarde les micro-mécanismes de communication, on s'aperçoit qu'il y a plein de transformations qui se produisent : il y a de la perte de l'information, de la création de l'information, de la reconstruction. On a donc une grande labilité de l'information qui circule. Comment est-ce que, néanmoins, certaines informations parviennent à se stabiliser avec un contenu assez homogène au sein d'un groupe social ? Ça, c'est la question intéressante à laquelle on ne peut pas répondre sans étudier les micro mécanismes mêmes de la transmission.
4) 25.09.2014 : (54 minutes)
Épisode 4 : La Peste de Camus, récit d’une épidémie littéraire
Gabriel García Márquez, Jose Saramago, Jean-Marie Le Clézio, André Brink ou Stewart O'Nan ne sont que quelques-uns des écrivains à avoir été fortement influencés par La peste. Comment expliquer que le roman d'Albert Camus ait eu un retentissement au fort au sein de la littérature contemporaine ?
· En quoi l'épidémie est-elle un motif particulièrement fécond dans l'histoire de la littérature ?
Aurélie Palud : L'épidémie est propice à des réflexions politiques, des réflexions morales. Chez les auteurs contemporains que j'ai étudiés, ce qui les hante particulièrement c'est la question de la communauté. Est-ce qu'une communauté est encore possible aujourd'hui ? Ou est-ce que l'individu se replie sur soi ou dans une relation amoureuse ? Ces questions, l'épidémie les pose avec intensité puisque le propre de l'épidémie, justement, c'est de faire que chaque individu se méfie de celui qui est à côté de lui. Soudain, au cœur de l'épidémie, on prend conscience qu'on est inscrit dans une collectivité. Cet autre, qu'on négligeait, ou au contraire que l'on fréquentait soudain, devient une menace. Ce qui est intéressant, me semble-t-il dans les récits d'épidémie, c'est le traitement du rapport à l'autre.
« En regardant par la fenêtre sa ville qui n’avait pas changé, c’est à peine si le docteur sentait naître en lui ce léger écœurement devant l’avenir qu’on appelle inquiétude. Il essayait de rassembler dans son esprit ce qu’il savait de cette maladie. Des chiffres flottaient dans sa mémoire et il se disait que la trentaine de grandes pestes que l’histoire a connues avait fait près de cent millions de morts. Mais qu’est-ce que cent millions de morts ? Quand on a fait la guerre, c’est à peine si on sait déjà ce qu’est un mort. Et puisqu’un homme mort n’a de poids que si on l’a vu mort, cent millions de cadavres semés à travers l’histoire ne sont qu’une fumée dans l’imagination. Le docteur se souvenait de la peste de Constantinople qui, selon Procope, avait fait dix mille victimes en un jour. Dis mille morts font cinq fois le public d’un grand cinéma. Voilà ce qu’il faudrait faire. On rassemble les gens à la sortie de cinq cinémas, on les conduit sur une place de la ville et on les faits mourir en tas pour y voir un peu clair. Au moins, on pourrait mettre alors des visages connus sur cet entassement anonyme. Mais, naturellement, c’est impossible à réaliser, et puis qui connaît dix mille visages ? Albert Camus, La Peste
· La question que pose Camus dans La peste est aussi comment, par le langage, réussir à décrire un événement aussi violent, aussi indescriptible précisément qu'une épidémie ?
Aurélie Palud : En effet, il y a dans La peste l'idée que la peste ne s'imagine pas, ou s'imagine mal. Si on l'imagine mal, qu'on la sous-estime, alors on ne va pas déployer les moyens nécessaires pour y faire face. Si au contraire, on surestime les ravages de l'épidémie, dans ce cas, ça peut donner lieu à des délires apocalyptiques qui sont également évoqués dans le roman. On a beaucoup dit que La peste était écrit dans un style monotone. Je pense au contraire que le style est plus complexe et plus riche qu'on ne le pense. En outre, ce style un peu monotone et cette écriture basée sur beaucoup de répétitions sont en adéquation avec l'épidémie puisque comme le dit Camus, elle consiste à toujours devoir recommencer. Je pense qu'il a voulu mimer par ce style cette épidémie qui englue la collectivité dans un présent, et qui nous étouffe.
· Mais ne peut-on aussi lire La peste comme une allégorie ?
Aurélie Palud : En effet, le motif de l'épidémie est intéressant parce qu'il déploie tout un imaginaire, il est source de discours. Discours médicaux évidemment, mais aussi politiques, religieux, discours de charlatans, discours populaires. Ce qui est intéressant chez Camus c'est qu'avec ce texte, il croise l'imaginaire de l'épidémie avec les imaginaires de l'histoire. Il comprend bien que l'épidémie met en jeu l'individu et la collectivité et rattache du coup ce thème à celui de la Seconde Guerre mondiale. En fait, la lecture que l'on fait traditionnellement de La peste, c'est qu’elle rend compte de l'histoire des mentalités. Elle rend compte de la Seconde Guerre mondiale, d'une certaine façon.
· Comment expliquer que La Peste se soit propagée de cette façon au sein de la littérature contemporaine ?
Aurélie Palud : Cela est sans doute lié justement à cette allégorie, qui autorise des lectures multiples. Le lecteur a le droit de voir dans La peste une fiction qui met en scène une épidémie mais il est également libre d'y voir une image de la Seconde Guerre mondiale. Certains critiques sont allés même plus loin en y voyant une image de la Shoah et par la suite, ses interprétations n'ont cessé d'être réactualisées. On y a vu aussi une dénonciation du communisme, et plus récemment encore, le roman a eu un grand retentissement au Japon, après la catastrophe de Fukushima. Les Japonais se sont intéressés à ce roman parce qu'ils y ont trouvé une image de leur vécu. Camus nous enseigne que la littérature n'apporte pas un surplus de bonheur. Il nous confronte à l'absurde, au fait que notre combat contre l'épidémie - contre le mal - est vain. Mais pourtant qu'il faut lutter et que cette lutte est noble et nécessaire. En fait, ce à quoi nous invite Camus, c'est à l'humilité et à la lucidité. Il faut comprendre que nous sommes voués à revivre des épidémies, que c'est cela qui fait l'existence humaine. C'est le fait d'ouvrir les yeux qui nous rend humains.
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