Combien d’entre
nous s’interrogent sur le sens du confinement imposé « pour limiter la
propagation de la pandémie » et combien d’autres s’en plaignent dans leur
coin, pendant que d’autres s’ingénient à en sortir défiant les instructions des
autorités publiques et ses représentant(e)s sur place ?
A suivre les publications sur les réseaux
sociaux, cela s’est traduit par une sorte d’opposition entre les un(e)s et les
autres, voire une discrimination fondée sur le comportement apparent. Les plus « raisonnables »
parmi les respectueux des consignes invoquent la réalité sociale de celles et
ceux qui ne les respectent pas. Les plus virulent(e)s eux se répandent, depuis leurs
confortables demeures, en injonctions (!) et insultes dans une surenchère de
mots plus inacceptables les uns que les autres.
Faut-il ouvrir un débat sur ces aspects
comportementaux, au risque de passer à côté de l’essentiel de ce que nous
apprend le très minuscule Coronavirus ? Après avoir démontré que cette « minuscule
petite chose » a mis à nu les effets sociaux néfastes du néolibéralisme
dans ses différentes déclinaisons, ne serait-il pas plus utile de s’interroger
sur le « sens » des stratégies de lutte adoptées, ici et ailleurs ?
Quelles est la place qui y est accordée aux individus, tous les individus, et
au groupe ? Pourquoi des asiatiques ont réussi, alors que des occidentaux continuent
à piétiner et à compter leurs morts, malgré l’usage de la contrainte par
certains pays réputés démocratiques ?
Le texte suivant, publié par Philosophie
Magazine, présent, de manière claire, les objectifs et les motivations des
stratégies d’immunité collective et interroge sur la place qui y est réserver à
l’individu. Il remonte jusqu’à Emile Durkheim qui a fini par admettre que « dans
le contexte moderne, la société accorde tant d’importance à l’individu qu’il
lui est absolument nécessaire, pour maintenir sa cohésion, d’assurer chaque
individu qu’elle respectera ses droits et ne le sacrifiera pas aux intérêts
collectifs »
Depuis que le Premier Ministre britannique Boris Johnson en a parlé pour
justifier la politique initiale de laisser-faire de son pays face au Covid-19,
la notion d’“immunité collective” est au cœur du débat. S’agit-il de sacrifier
les plus faibles pour préserver le plus grand nombre dans une optique
néodarwinienne ? Nous avons interrogé épidémiologistes et philosophes
qui y voient plutôt un outil pour protéger l’ensemble de la société.
« Je dois être
honnête avec vous, avait lancé Boris Johnson, le 12 mars
lors d’une conférence de presse aux accents churchilliens, beaucoup d’autres
familles vont perdre des êtres chers prématurément. » La semaine
dernière, le lieutenant-gouverneur du Texas Dan Patrick estimait sur
Fox News que le plus grand risque que fait courir le Covid-19 est de ruiner
l’économie des États-Unis, tout en considérant qu’il ne fallait pas prendre de
mesures restrictives et que les personnes d’un certain âge, dont il fait
partie, devaient assumer pour le bien de tous le risque de tomber malade et de
mourir.
Ce sont là
des formules choquantes, même si elles ont le mérite de la franchise. Pour
leurs auteurs, elles seraient justifiées par la stratégie de “l’immunité
collective” (herd immunity en anglais, herd signifiant
« troupeau »), bien connue des épidémiologistes mais pas de
l’opinion publique européenne, jusqu’ici. Paradoxe de la situation :
c’est à l’occasion du scandale déclenché par la position
« attentiste » des Anglo-Saxons – suivie par les Pays-Bas et par
la Suède – que le grand public a découvert qu’il existait des stratégies
sanitaires très différentes pour faire face à l’épidémie et que les
gouvernements avaient à choisir laquelle adopter. En France, par exemple, si le
président Emmanuel Macron n’a cessé de placer ses décisions sous l’autorité de
la science et des experts, jamais il n’a évoqué l’enjeu de l’immunité
collective – pourtant au cœur du problème –, pas plus qu’il n’a
exposé les différents scénarios pour l’atteindre, estimant sans doute que
l’opinion, confrontée à une pluralité d’options, remettrait en question celle
qui avait été choisie…
Pour
l’épidémiologiste Mircea Sofonea, maître de
conférences à l’université de Montpellier, spécialiste de l’épidémiologie et de
l’évolution des maladies infectieuses et membre d’un laboratoire mixte
CNRS-IRD-université de Montpellier dédié à ces questions, un peu de pédagogie
n’aurait pas été superflue : « D’autant plus que la
stratégie adoptée par la France est justifiée compte tenu du stade
épidémique dans laquelle elle se trouvait au moment où la décision a été prise.
Cependant, elle ne met pas le pays à l’abri d’une seconde vague, et la
question de l’immunité collective devra alors se poser tôt ou tard. »
Qu’est-ce
donc que l’immunité collective ? En quoi
fonde-t-elle des stratégies distinctes ?
Et comment affronter le dilemme éthique qui oppose le devoir de prendre soin de chacun « un à un » – selon le principe de la morale déontologique – et le souci de protéger le plus grand nombre et de calculer les conséquences à l’échelle collective – selon le principe de la morale conséquentialiste ?
Et comment affronter le dilemme éthique qui oppose le devoir de prendre soin de chacun « un à un » – selon le principe de la morale déontologique – et le souci de protéger le plus grand nombre et de calculer les conséquences à l’échelle collective – selon le principe de la morale conséquentialiste ?
Une notion aussi ancienne que le vaccin
Si le terme
« immunité collective » remonte à 1923, il faut
attendre la deuxième moitié du XXe siècle et l’ambition
d’éradiquer les maladies infectieuses à l’échelle mondiale au moyen de vastes
programmes de vaccination pour voir fleurir cette notion dans l’épidémiologie
mathématique, discipline qui modélise la propagation des pathogènes au sein
des populations. Mais, en réalité, le principe lui-même remonte au XVIIIe siècle,
au moment où la variole était la première cause de mortalité sur le continent
européen. Avant qu’un vaccin ne soit trouvé, un premier procédé dit « inoculation »
s’était révélé efficace… sauf qu’il comportait un risque de mortalité élevé
– un décès pour 200 à 300. Le mathématicien suisse Daniel Bernoulli
(1700-1782) estimait que, dans sa ville de Bâle, une inoculation systématique
de la population réduirait drastiquement la contagion – avec un gain total
de trois ans d’espérance de vie –, mais au prix d’un petit nombre de
victimes. Avec la découverte du vaccin, ce risque chuta ; la technique du
vaccin fut adoptée et la variole éradiquée.
Pourtant, la
question – morale, politique autant que statistique – persista :
vaut-il mieux réduire la mortalité d’une population en tablant sur
l’immunité collective assurée sinon par un vaccin, du moins par une
contamination à grande échelle, ou faut-il refuser d’exposer un nombre limité
d’individus – ceux qui ne supportent pas le vaccin ou la
contamination – à un risque marginal ? Le principe de l’immunité
collective, explique Mircea Sofonea, est celui d’une protection
indirecte : « Les personnes qui n’ont jamais rencontré l’agent
pathogène sont protégées par celles qui sont immunisées, soit parce qu’elles
l’ont déjà rencontré et en ont guéri, soit parce qu’elles ont été vaccinées. La
proportion de personnes qui ne contribuent plus à la reproduction du virus et à
sa transmission abaisse la probabilité d’être contaminé. » Les
personnes immunisées jouent un rôle comparable à celui d’un isolant pour le
courant électrique et empêchent que des foyers rémanents puissent relancer une
épidémie. Sauf que, pour que cette barrière indirecte puisse se mettre en
place, il faut attendre qu’une grande partie de la population soit immunisée…
et qu’un petit nombre succombe.
Quelle
proportion de la population doit être contaminée pour que l’immunité collective
soit efficace ? « Cela dépend en premier lieu du pathogène
considéré », précise Mircea Sofonea. Pour le calculer, les
épidémiologistes font appel à une autre notion : le taux de
reproduction de base (R0), soit le nombre moyen
d’infectés secondaires. « Une personne infectée contamine en
moyenne R0 personnes durant la durée de sa phase infectieuse. Ce R0
permet de quantifier le potentiel et la vitesse de propagation de la maladie dans
la population. Il peut monter jusqu’à 17 pour la rougeole. Et plus
il est élevé, plus l’immunité collective devra être importante. Pour le
Covid-19, en France, le R0 est estimé à 2,5. De sorte qu’il
faut une immunité collective de près de 60 % (1-1/2,5). C’est le
seuil pour se prémunir d’une épidémie future. » Et pour celle qui est
en cours ? « On appelle cela la “déplétion de sensibles” :
il y a de moins en moins de personnes à infecter, du coup l’épidémie s’éteint
spontanément. Mais cela procède de la même dynamique que l’immunité
collective. »
En quoi
cette stratégie pose-t-elle alors problème sur le fond ? « Du
point de vue épidémiologique, elle repose sur deux hypothèses fragiles, explique
Mircea Sofonea :
-
D’abord sur
l’hypothèse que le virus ne va pas muter et échapper au système
immunitaire de ceux qui l’ont déjà contracté – or les molécules codant
l’information génétique du Covid-19 sont de type ARN, et non pas
ADN, et l’ARN est moins stable et donc a priori plus
susceptible de muter. Si la pandémie continue de circuler dans
l’hémisphère sud pendant l’hiver austral, les occasions pour le virus
d‘acquérir une mutation qui contourne la mémoire immunitaire acquise vont
augmenter. Un retour d’ici un ou deux ans d’un Covid-19 qui aurait muté
face à une population qui sera à nouveau complètement “naïve” n’est pas à
exclure.
-
Deuxième
hypothèse : il faut que l’immunité développée par ceux qui ont été
contaminés soit durable. Or on ne sait pas si les anticorps
de ceux qui ont rencontré le virus en décembre seront encore là dans
six mois. Dans le cas du Syndrome respiratoire aigu sévère [Sras]
de 2003, par exemple – qui est très proche du Covid-19 –, on a
constaté une disparition des anticorps au bout de deux ans. Cela laisse donc
supposer qu’une nouvelle infection était possible dès la troisième
année. »
Même en
admettant que ces deux hypothèses tiennent la route, la stratégie de l’immunité
collective pose d’abord un grave problème moral : celui
d’exposer les plus fragiles. Si l’on estime à 1 % la létalité du
Covid-19, celle-ci n’est pas répartie uniformément dans la population.
Elle cible fortement les personnes âgées et celles souffrant de maladies
chroniques et de comorbidités. Pour les plus de 70 ans, le taux
évolue entre 7 et 15 %, en fonction du dénominateur. « Miser sur
l’immunité collective sans distinguer les groupes à risque, c’est
irresponsable. Une stratégie consistant à faire circuler le virus dans la
population à faible risque de complications doit nécessairement s’accompagner
d’un confinement drastique des sujets à risque afin d’éviter tout contact entre
ces deux groupes – or ceci est difficile à mettre en application au
sein des familles.
Le problème du Covid-19, ce n’est pas tant sa mortalité moyenne, ce sont les complications respiratoires qu’il cause et le fait que toute la population y soit “naïve” – ce qui expose les services de réanimation au risque de saturation. » Enfin, en admettant que cette stratégie ait un sens collectivement, elle reste risquée individuellement : « Il y a une chance sur 3000 pour qu’une personne d’une vingtaine d’années meure du Covid-19. Une sur 1000 pour les trentenaires. C’est un risque faible mais pas négligeable que personne n’a envie de prendre », avertit Mircea Sofonea.
Le problème du Covid-19, ce n’est pas tant sa mortalité moyenne, ce sont les complications respiratoires qu’il cause et le fait que toute la population y soit “naïve” – ce qui expose les services de réanimation au risque de saturation. » Enfin, en admettant que cette stratégie ait un sens collectivement, elle reste risquée individuellement : « Il y a une chance sur 3000 pour qu’une personne d’une vingtaine d’années meure du Covid-19. Une sur 1000 pour les trentenaires. C’est un risque faible mais pas négligeable que personne n’a envie de prendre », avertit Mircea Sofonea.
Un enjeu commun à toutes les stratégies
Est-ce à
dire que la quête de l’immunité collective doive être catégoriquement
rejetée ? Sous la forme du « laisser-faire » à
la britannique, qui vise à limiter les perturbations sur le fonctionnement
de la société mais laisse mourir un grand nombre de personnes fragiles et
menace de faire éclater les services de soins : sans aucun doute. En
pourtant, l’enjeu de l’immunité collective n’en demeure pas moins central dans
toutes les autres stratégies adoptées contre le Covid-19 – alors que les
tenants de ces stratégies alternatives n’en disent mot.
Examinons
d’abord la stratégie dite de l’« endiguement » mise en place en
Chine, en Corée du Sud et à Taïwan. Elle constitue à tester,
à repérer, à isoler les individus contaminés de sorte qu’ils ne
contaminent pas les autres. « Elle présuppose une culture des
maladies transmissibles, avec l’habitude des “mesures barrière” comme le
masque et une confiance dans les actions mises en place par les
autorités, invasives sur le plan de la vie privée. Ce n’est pas en Corée du
Sud que vous verrez les gens sortir faire la fête ou se ruer dans les
supermarchés une veille de confinement. Il faut avoir la logistique, le personnel
et la discipline pour pouvoir faire du dépistage massif et de l’isolement
ciblé », tient à préciser Mircea Sofonea. À voir les
courbes de contamination et de mortalité en Corée du Sud, cette stratégie a
cependant démontré son efficacité. « Sauf que ces populations, n’ayant
développé aucune immunité collective, sont exposées à un retour
violent de l’épidémie dès que le virus fera son retour via quelques
cas isolés ». La Chine l’a compris, qui vient de fermer ses
frontières.
Prenons
ensuite la stratégie dite de l’« atténuation », mise en place en
Europe continentale et en France en particulier. Dans la
mesure où l’on a laissé l’épidémie entrer sur le territoire, que son développement
est vite devenu exponentiel, que les infrastructures pour tester
et isoler les groupes à risque faisaient souvent défaut et que le respect
du confinement n’a pas été maximal – « en France, en tolérant
que 2 millions de Franciliens rejoignent la province le jour du
confinement, on a perdu beaucoup de chances de contrôler la situation », reconnaît
Mircea Sofonea –, il a donc été décidé d’atténuer la progression de
l’épidémie plutôt que de l’endiguer. Avec un objectif central : éviter
la saturation des services de soins intensifs. Mais, là aussi, bien qu’on
ne le dise pas ouvertement, la variable de l’immunité collective n’est pas
absente. On restreint les activités pour entraver la diffusion trop rapide
du virus, mais on compte sur une diffusion modérée qui devrait permettre
d’atteindre, à terme, une immunité collective et autoriser le redémarrage des
activités. Une manière aussi d’intégrer les « trous » dans le
filet de protection et le fait que les règles édictées ne seront pas
partout scrupuleusement respectées. Bref, on jongle entre confinement, secours
aux personnes à risque et contamination lente.
Des projections inquiétantes pour le futur
Pour
mesurer la pertinence des différentes stratégies mises en place par les
gouvernements, le groupe de modélisation du laboratoire de
maladies infectieuses du CNRS-IRD-U de Montpellier dirigé par Samuel Alizon a
fait tourner ses ordinateurs. Les résultats sont très inquiétants. Trois
configurations ont été modélisées : une vague épidémique sans
aucune politique de contrôle, une vague avec un contrôle fort mais
d’une durée limitée à trente jours, et une vague épidémique avec
un contrôle moyen mais persistant. Dans le premier cas, l’épidémie atteint
son pic en 150 jours, mais en faisant exploser les capacités d’accueil des
malades ; dans le deuxième cas, l’épidémie est réduite et même supprimée
tout en permettant à la courbe des personnes nécessitant des soins intensifs de
rester sous la valeur du nombre de lits disponibles mais elle repart à la hausse
brutalement, sitôt le confinement levé ; enfin, dans le troisième cas,
le pic repart à la hausse lui aussi mais beaucoup plus tard, et l’immunité
de groupe est quasiment atteinte. « Au vu de ces projections
mathématiques, on a des raisons de penser qu’il va falloir adapter nos
stratégies sur le temps long en intégrant des mesures de confinement
différentiels et périodiques, commente Mircea Sofonea. Car si l’on
confine trop, on s’expose à une nouvelle épidémie. » L’objectif
reste donc bien d’atteindre le seuil des 60 % d’immunité collective,
mais de manière maîtrisée, en confinant et en déconfinant les
populations de manière ciblée et selon les moments. Et en procédant aussi à des
tests sérologiques, via une prise de sang – « le
test de dépistage nasal vous dit si vous êtes porteur actuel, pas si vous
l’avez été une fois le virus disparu de votre organisme. Pour savoir si vous
avez déjà été contaminé et développé une immunité, il faut regarder vos
anticorps dans le sang. »
À long
terme, la question n’est pas de savoir si l’épidémie risque de redémarrer après
le pic national actuel, c’est de savoir quand et où… « Si
on lève le confinement en avril, on s’expose à un nouveau pic dès le mois de
juin. Il faudra casser la courbe exponentielle et avancer par à-coups, en
adoptant des confinements localisés en fonction des reprises locales. Toutes
les régions ne seront pas logées à la même enseigne. L’immunité collective
risque d’être hétérogène », prévient Mircea Sofonea.
Se protéger en protégeant les autres
L’immunité
collective n’est pas seulement une stratégie sanitaire. C’est un enjeu
philosophique. « L’immunologie pose des questions fondamentales sur
l’individu et ses frontières. Il s’agit de savoir comment on protège les
autres en étant protégé soi-même », affirme le philosophe Thomas
Pradeu, directeur de recherche en philosophie des sciences au CNRS et à
l’université de Bordeaux au laboratoire d’immunologie ImmunoConcept – il est
également l’auteur d’un ouvrage intitulé « Les Limites du soi. Immunologie
et identité biologique » (Presses de l’université de Montréal-Vrin,
2010). Selon lui, les développements du Covid-19 confirment une inflexion
centrale de l’immunologie contemporaine. « Jusqu’ici, sous
l’influence de la psychologie et de la philosophie, on concevait le système
immunitaire comme fondé sur l’opposition entre le soi et le non-soi.
L’organisme était supposé reconnaître ce qui lui appartenait en propre et
rejeter ce qui venait du dehors, et constituait à ce titre une menace. C’est
l’idée d’insularité – l’individu s’isole par rapport au reste – et
d’endogénicité – il n’accepte que ce qui vient du dedans et rejette ce qui
vient du dehors. Or on s’est rendu compte qu’en fait l’organisme tolère un
nombre très important de virus et de bactéries étrangères qu’il n’élimine
pas, mais qui le stimulent au contraire. Nous sommes tous des chimères, des
êtres impurs et hétérogènes. Chaque individu est une population hétérogène. »
Comment
fonctionne le système immunitaire, alors ? « C’est
un système de discrimination. Il dit : cela je vais l’accepter,
cela pas. Mais il ne le fait pas sur la base de l’origine de ce qu’il rencontre. »
Sur quelle base dans ce cas ? La nocivité ? « C’est un
élément important mais il ne permet pas d’expliquer l’ensemble des réponses
immunitaires. Disons que le système immunitaire est polarisé par la
détection du changement. Si quelque chose apparaît ou croît de manière
lente et progressive dans votre organisme, il va avoir tendance à le tolérer,
mais si un virus, une bactérie ou une tumeur croît de manière brusque, cela va
déclencher une réponse immunitaire destructrice. » Et
dans le cas du Covid-19 ? « Au regard des différents
symptômes déclenchés par ce virus, il semble que nous soyons en partie, du
moins dans une seconde phase de la maladie, face à un problème
d’immunopathologie, c’est-à-dire face à un dérèglement du système
immunitaire qui nuit par sa réaction à l’organisme qu’il est pourtant censé
protéger. »
L’immunité
individuelle, défaillante, a donc besoin de l’immunité collective. Conçu comme
une population de micro-organismes, l’individu doit être pensé comme le
membre d’un grand corps immunitaire collectif, une sorte de population
faite elle-même de populations. Mais, si la mise en place de l’immunité
collective implique un risque pour les plus faibles, n’est-ce pas au
contraire retomber dans une forme de sélection des plus forts, dans l’esprit du
darwinisme social du XIXe siècle ? « Néodarwinisme,
dans une certaine mesure oui, mais pas social, répond Thomas Pradeu. Il
s’agit de raisonner de manière écologique et évolutive, en observant comment
les différents corps interagissent sur un territoire donné, dans une vision
très proche de celle de Darwin. Cela ne conduit pas à l’idée que les plus forts
devraient l’emporter. Bien comprise, l’immunité de groupe désigne le fait
que je suis protégé par le groupe et que je le protège. »
Et le
philosophe d’en donner un exemple concret : « Aujourd’hui,
à l’hôpital de Bordeaux avec lequel je travaille, les services ont très peur
avec les patients qui sont en chimiothérapie ou qui sont immuno-supprimés
parce qu’ils ont subi des transplantations. On se demande comment ces patients
peuvent être protégés via l’immunité collective. On se demande également
comment ils vont répondre avec leur système immunitaire perturbé. Il est
possible qu’ils répondent mal, mais il est possible aussi qu’ils aient moins de
risques de déclencher certains mécanismes d’immunpathologie, de s’autodétruire,
puisque leur système immunitaire est affaibli. » Quant aux mesures
de confinement, elles sont résolument altruistes. « Pour beaucoup
d’entre nous, nous ne risquons pas grand-chose en sortant, et donc si on
accepte de rester chez nous, c’est pour protéger les autres, ce qui est
essentiel dans cette période. » S’il est possible, comme Boris
Johnson, de faire une lecture inégalitaire et néodarwiniste de l’immunité
collective – « les plus faibles vont mourir, assumons : c’est le
seul moyen de nous protéger collectivement » –, il est possible d’en
faire une lecture altruiste : « Défendre l’immunité collective, soutient
Thomas Pradeu, c’est alors favoriser les processus collectifs dans lesquels
chacun serait gagnant. »
Choisir entre les individus et le collectif ?
Formulée en
épidémiologie, la notion d’immunité collective pose également une
question fondamentale en philosophie morale et politique : faut-il
avoir le devoir de principe de sauver toute vie individuelle, quel qu’en
soit le prix, selon la morale « déontologique », ou faut-il calculer les
conséquences à l’échelle collective ? L’État doit-il protéger
prioritairement les individus « un à un » ou avoir le souci du
collectif ? « Les deux, autant que faire se peut », répond
Olivier Rey, philosophe et mathématicien, auteur de l’essai Une question de
taille (Stock, 2014).
Pour
comprendre comment la défense du collectif et de l’individu, loin d’être
antinomiques, peuvent s’emboîter, Rey propose de
revenir à la position du fondateur de la sociologie, Émile Durkheim,
lors de l’affaire Dreyfus. « À l’époque de l’affaire Dreyfus, Durkheim,
qui défendait le condamné, fut accusé d’incohérence par des
antidreyfusards : lui qui enseignait que les individus n’existent qu’en
tant que membres de la société, ne devait-il pas accepter que Dreyfus, quand
bien même il eût été innocent, fût sacrifié ? Étant donné le rôle
essentiel que l’armée était appelée à jouer dans la rivalité avec l’Allemagne,
l’intérêt général du pays commandait de ne pas attenter à l’honneur de l’institution
militaire en désavouant ses agissements – et tant pis pour
Dreyfus ! » Que répondit Durkheim ? « Qu’il avait
lui aussi à cœur l’intérêt général mais qu’il avait compris que, dans le
contexte moderne, la société accorde tant d’importance à l’individu qu’il lui
est absolument nécessaire, pour maintenir sa cohésion, d’assurer chaque
individu qu’elle respectera ses droits et ne le sacrifiera pas aux intérêts
collectifs. Autrement dit, en défendant Dreyfus, Durkheim avait le
sentiment de protéger le contrat social implicite en vigueur dans une société
moderne. On pourrait dire la même chose dans la situation actuelle : ne
pas sacrifier les personnes vulnérables à l’intérêt général est moins une façon
de privilégier les individus par rapport au groupe que tenir compte du fait
qu’aujourd’hui, le groupe ne tient que s’il assure les individus qu’il ne les
abandonnera pas. »
C’est bien
pourquoi Boris Johnson a été obligé d’abandonner sa première stratégie
– le « laisser-faire » – pour celle de l’atténuation. Mais
Olivier Rey nuance néanmoins cette position de principe : « Si
les efforts pour entraver les progrès de la maladie en venaient, par paralysie
d’un trop grand nombre d’activités, à menacer l’approvisionnement en denrées de
première nécessité et à désorganiser l’ensemble de la société, alors les
considérations de groupe reprendraient le dessus, et la population attendrait
des autorités non pas qu’elles continuent à se soucier de chacun quoi qu’il en
coûte, mais qu’elles s’emploient à rétablir les conditions d’une vie à peu près
normale. »
Mais tout
ne repose pas sur l’État. Pour que l’immunité collective puisse assurer la
cohésion du tout en même temps que la sécurité des individus, ne faut-il pas
que ceux-ci se sentent concernés par le respect des mesures collectives ? « Les
personnes qui ne respectent pas les règles prises pour entraver la
propagation de la maladie sont souvent des personnes qui estiment ne pas
courir un grand danger dès lors que, jeunes et en bonne santé, le virus
n’engendrera pas de complications chez elles. Elles se soucient peu d’être de
potentiels vecteurs de la maladie auprès de personnes chez qui celle-ci peut
être grave – au premier rang desquelles les personnes âgées. Une insouciance
qui témoigne de liens pour le moins distendus entre les générations. »
Plutôt que de formuler un jugement moral sur le manque de civisme des jeunes
générations, Olivier Rey invoque les modes de vie contemporains qui,
spécialement dans « les grandes métropoles séparent les générations et
favorisent une sociabilité essentiellement entre personnes d’âge
équivalent. » À l’instar de Mircea Sofonea, Olivier
Rey relève une tension entre la dimension morale et la dimension sanitaire de
l’immunité collective : « Pour faire face moralement à
l’épreuve de l’épidémie, il est très important que tout le monde respecte les
règles – l’épreuve doit souder le groupe et les générations au lieu de
le défaire. En revanche, du strict point de vue de l’immunité
collective, l’idéal serait que le maximum de personnes jeunes et en bonne
santé contractent rapidement la maladie et en guérissent – tout en étant
attentif à ne pas infecter les personnes âgées qu’elles peuvent fréquenter et
chez qui la maladie pourrait devenir grave. »
Au terme de
ce parcours, on peut retenir deux choses. D’abord que la
notion d’immunité collective, qui a été perçue, du fait de ses utilisations
rhétoriques imprudentes par des hommes politiques comme Boris Johnson, est,
en l’absence d’un vaccin, la seule stratégie durable que nous ayons contre
le Covid-19 – pour autant qu’elle soit jugulée par le souci des
plus fragiles et des structures de soin conséquentes.
Ensuite que si les choix stratégiques qui ont été faits en Europe
continentale, et en France en particulier, ne sont pas les moins
bons – compte tenu de la culture et de l’état des infrastructures –,
ils n’auraient pas dû être décidés « dans le dos » des
citoyens. Car, on ne surmontera cette crise qu’en faisant en sorte que les
individus et le collectif puissent se reposer l’un sur l’autre. C’est peut-être
le sens philosophique profond de l’idée d’immunité collective.
A lire pour aller
plus loin :
-
Les Limites du soi.
Immunologie et identité collective / Thomas Pradeu / Presses de l’université de
Montréal-Vrin / 2010
-
Rapport d’estimation du nombre de reproduction de
l’épidémie de Covid-19 en France / Samuel Alizon / Groupe de modélisation
de l’équipe ETE (laboratoire Mivegec, CNRS-IRD-université de Montpellier)
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